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« Oh, moi, la politique… »

Publié le 11 février 2019 par Hesperide @IsaBauthian

Râlerie initialement parue dans le Lanfeust Mag de mai 2018.

Vous l’avez forcément déjà entendue, cette phrase, telle quelle ou avec des variantes. L’honnête : « Ça m’emmerde ». L’un peu lâche : « Chut ! C’est le meilleur moyen de s’engueuler. » La blasée : « De toute façon, j’y connais rien. » La ‘grand sage’ : « J’essaie d’être au-dessus de ça. » Ce discours, ça a été le mien pendant pas mal d’années. Celles de l’ignorance réconfortante. Aujourd’hui, je le déteste. Il ne m’énerve pas, il me fait de la peine. Raison pour laquelle, ce mois-ci, mes drôlissimes râleries vulgaires et moralistes vont se transformer en austères soupirs posés teintés d’un zeste d’espoir.

Je ne sais pas comment ça se passe dans votre entourage mais, chez moi, ces formules sont prononcées en large majorité par des blancs. « Eh, oh, meuf ! C’est quoi ces généralités ? C’est ça que t’appelles être posée ? » Ben oui, les amis, c’est posé, et même complaisant, puisque je vais faire l’effort de rassurer les gens dont ma phrase parfaitement claire n’aurait point heurté les sentiments délicats s’ils ne nourrissaient pas quelques doutes à leur propre sujet : mais ouiiii, je saiiiis, tous les blancs ne pensent pas ainsi, et ouiiii il y a des non-blancs qui tiennent ces propos, caaaalme, respiiirez, ça iraaaa. Mais de ce fait, et puisque je ne trouve aucune explication essentialiste à la surreprésentation apparente de cette catégorie de personnes dans le groupe des sages spectateurs de l’histoire qui observent avec un recul indulgent le reste du monde se livrer à des passions destructrices, la question se pose : pourquoi ?

Laissez-moi vous conter une anecdote de fangirl. J’aime beaucoup le travail d’un acteur chilien nommé Santiago Cabrera (en plus, il est trop bô). Un jour que, par désœuvrement ou besoin d’assouvir mes fantasmes, je me baladais mollement sur le Net à la recherche d’interviews du monsieur, je tombai sur un entretien qu’il avait accordé à l’occasion de la promotion du film Che, dans lequel il joue le révolutionnaire cubain Camilo Cienfuegos. Au journaliste qui lui demandait s’il était lui-même militant, il répondait ceci : « La génération de mes parents était très engagée politiquement. Lorsque vous vivez dans une dictature, vous n’avez pas trop le choix. Cela fait à peine une vingtaine d’années que nous en sommes sortis [et] je m’en étais volontairement mis à l’écart. Mais, ces derniers temps, avec l’évolution du monde, j’estime qu’on n’a plus le droit de se trouver des excuses. Il ne s’agit pas tant d’être engagé que d’être informé. » Et je crois que j’ai rarement entendu quelqu’un exprimer aussi simplement une double vérité :

  • S’intéresser à la politique ne signifie pas nécessairement signer au sang frais son lien avec un parti, militer, distribuer des tracts, brailler dans la rue, écrire des pamphlets, poser des bombes ou – extrémisme suprême – emmerder les copains sur Facebook.
  • Ne pas s’y intéresser est un PRIVILÈGE.

« Oh, moi, la politique… »

Revenons à mes blancs, à travers une seconde anecdote. Vous avez peut-être vu passer la photo de cette pimpante grand-mère américaine qui, lors des manifestations anti-Trump, brandissait un petit panneau qui disait en substance : « Je n’ai jamais manifesté de ma vie, et ce président est tellement mauvais qu’il m’a fait lever de ma chaise. » Lol.
Non, vraiment, bonne punchline.
Mais meuf, tu as dans les soixante-dix ans. Tu as connu les camps d’internement japonais dans les années 40, la guerre du Vietnam, les meurtres de Malcom X et Martin Luther King et parmi les pires lois sur la ségrégation raciale de l’Histoire moderne, sans parler de ce qu’on faisait aux Amérindiens, et tu n’as jamais. bougé. ton. cul. Tu t’es finalement levée, par contre,  oui ; la politique a cessé de t’ennuyer, de parasiter, la coquine, la plénitude de ton existence, de pourrir inutilement tes réunions familiales (quand même ! on peut faire un effort quand on mange !) le jour où elle a menacé TES droits. Et, oui, tu as fait une pancarte spirituelle ; et tu es devenue un meme dans les milieux bourgeois gauchistes à fesse de craie sans un instant prendre conscience de la tristesse, du drame de cette ironie.
Lol, indeed.

Mes amis, il faut que vous compreniez un truc. Presque PERSONNE n’a ENVIE de faire de politique. Presque PERSONNE ne souhaite passer des années de sa vie à informer son prochain des évidences, de la réalité du monde hors des bulles privilégiées, presque personne ne rêve de respirer des fumées lacrymo, presque personne ne jouit à l’idée de se fâcher avec tonton Jacques qu’est bien sympa même s’il aime pas les bougnoules et pense que les gonzesses au travail sont responsables de la flambée du chômage, presque personne ne sourit à l’idée de prendre sur soi face aux sarcasmes de ceux qui peuvent encore se permettre de rigoler, presque personne ne désire hurler dans le brouillard, se faire juger, moquer, insulter, bref, être « politisé », parce que, putain, c’est TELLEMENT INJUSTE.
Mais certains font l’effort.
Certains le font, parce qu’ils savent qu’aucun dictateur n’a le pouvoir d’asseoir son règne sans s’appuyer sur les bras puissants et les regards solidement fuyants des stoïques confortables.
Alors soyez politisés. Soyez-le à votre manière, celle qui vous ressemble, celle à laquelle vous pouvez consacrer du temps, celle dans laquelle vous êtes bons. Personne ne vous force à vous péter les cordes vocales aux manifs ou à prendre position sans nuances pour un parti, mais informez-vous, faites-vous des idées et AGISSEZ en conséquence. Parce que le jour où tous les tontons Jacques du monde auront, en face d’eux, des individus assez braves pour supporter l’horreur d’un léger refroidissement d’ambiance lors d’une soirée bisannuelle, ils n’auront d’autre choix que de se remettre en question ou, tout du moins, d’assumer la puanteur de cette facette d’eux-mêmes.

Et si vous n’avez pas ce courage, ou pas cette envie, si le confort de vos privilèges (tant que vous en avez !) revêt plus d’importance à vos yeux que la santé, la sécurité, les droits élémentaires d’autrui ; si vous pensez sincèrement, au mépris de toutes les statistiques, de toutes les réalités historiques, de tous les faits que « de toute façon ça ne sert à rien », ne vous pensez pas « au-dessus de la politique ».

Parce que je ne sais pas où vous vous trouvez… Mais certainement pas « au-dessus ».

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L’article « Oh, moi, la politique… » est apparu en premier sur Isabelle Bauthian.


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