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Roselyne Sibille, Entre les braises par Sylvie Fabre G.

Publié le 15 février 2019 par Angèle Paoli

UNE CLARTÉ QUE L'OMBRE NE POURRA ABOLIR

À Roselyne qui nous rappelle
que la vie ne nous préserve de rien.

I l y a des signes qui sont comme des apparitions. Et aux moments les plus bouleversants de notre vie, ceux qui touchent à la naissance et à la mort, à l'amour et à l'adieu, d'abord nous foudroient, puis rayonnent à l'intérieur de nous pour nous permettre d'associer à leur silence la parole où tressaillent puis se propagent les ondes de la joie ou de la douleur. Leur enfance jouxte alors leur éternité. Le signe cerné peut être une voix, un regard, la ligne d'un paysage ou d'un livre, une clarté que l'ombre jamais ne pourra abolir.

Dans le dernier recueil de Roselyne Sibille, Entre les braises, qui vient de paraître aux éditions La Boucherie littéraire, ce signe définitif est une précieuse touche de couleur, le vert émeraude d'un regard, ce " vert d'eau ", ce " vert-lumière que donne le soleil à la transparence des feuilles ". Il revient, leitmotiv au long du poème, et toujours inédit, pour y évoquer la présence, l'absence et la présence absente d'un enfant qui a choisi de se donner la mort. La choisissant, il a fait basculer la vie de sa mère dans une autre vie, incertaine et fuyante, dont elle ne sait si elle existe vraiment et où en " est la suite ". Car son être entier de mère étant atteint, elle vit désormais " les mains lasses/les doigts/le cœur trop loin/la tête à l'abri de rien ". Au début du texte en témoigne le basculement des pronoms qui la désignent : le je devient un on, comme si elle avait perdu toute conscience de soi et ne pouvait plus que laisser un moi quotidien, indéterminé, agir à sa place : " on marchera sans les jambes, on remplira la bouilloire, on versera, on servira l'infusion ", séries d'actions mécaniques des premiers jours du deuil, non reliées à la chair, à l'esprit de la vivante. La mort en elle semble d'abord gagner, un incendie qui dévore tout et consume jusqu'à l'amour de jadis " devenu un inconnu ". Le vocabulaire récurrent du feu (ou aussi de la glace car en même temps, face à l'incompréhensible, " on a froid partout ", écrit-elle) souligne le bouleversement de tous les sentiments ou sensations qui font la vie ordinaire. À la place se sont installées " les insécurités définitives " dont parle Juarroz cité en exergue. Roselyne Sibille montre, jusque dans la typographie du texte, la sobriété le resserrement ou la dispersion des mots au fil des pages, la manière dont la mère et la poète en elle tentent de faire face au deuil insoutenable. Atteinte dans ses fondations les plus profondes, " toute stabilité emportée par la tornade fondamentale ", lui restent la révolte, le désespoir, la ruine.

Car quelle perte peut être pire tragédie que la perte d'un enfant dans de telles conditions, et comment y faire face pour que la mort ne gagne pas aussi en soi et sur tout ? Roselyne Sibille y répond en éclairant la nécessité d'une lutte intime et le pouvoir résilient de la parole. Quand les mots eux-mêmes nous fuient, nous rappelle Entre les braises, c'est la vie qui se tarit. Cette désertion des mots d'abord " engloutis dans un gouffre ", le recueil en déroule la reconquête menée au cours des mois et des années qui suivent le drame. En son cœur, la douleur infrangible et la lente montée d'un " oui ". Après " le temps des mots hannetons à la patte cassée ", le retour progressif de ceux qui vont lui permettre de rester debout. Car ce sont les mots, vers ou prose (qu'importe le genre dans ce livre mêlant aussi les registres), qui lui permettent " de ne pas se laisser glisser jusqu'à plus rien ". Grâce à leur fil sur la corde d'un dramatique et d'un lyrisme économes, la narratrice va pouvoir affronter l'événement inimaginable, et les déflagrations qui en résultent, au passé présent futur. La construction du livre est à l'image de la reconstruction de la vie. Du magma initial des mots la narratrice va faire un foyer de lumière, en se frayant pas à pas un chemin hors du labyrinthe pour retrouver la juste distance, " pour que le regard vert-lumière soit tissé à sa vie, subtilement, sans la brûlure ".

Des pages rouge vermillon* de cette brûlure, narratives, interrogatives ou méditatives, à celles ocres*, rares et brèves, du monologue intérieur au présent, se poursuit l'avancée des progrès de la mère vers la vie et l'écriture (du " plomb " du corps au " trop des mots ", du " braille " du ciel aux " émeraudes " du regard), est tracé le parcours vers un consentement sans oubli et porté par une source inépuisable d'amour. La voix résonne, et dans son questionnement sans réponse sur ce fils désormais intactile cherche l'ailleurs insaisissable qu'il habite : " Trouverai-je un jour une certitude ? Nulle carte n'existe de cet ailleurs ", nous confie la poète. Le tracé bien sûr n'est pas linéaire, les retours en arrière, les doutes, les effondrements sont multiples. L'avancée pourtant est inexorable. " La sonnerie du téléphone, beaucoup trop tôt le matin " la strie encore mais le poème du fils mort et de sa mère vivante s'écrit, " debout face au vide ", dans la vérité du plus jamais et de l'invisible présence sur cette Terre.

Les dernières pages, blanches*, inscrites comme les toutes premières dans le temps de l'écriture et dans la réalisation concrète du recueil, fruit désormais prêt à être livré, reviennent sur l'expérience vécue en une signifiante énumération qui rétablit définitivement le lien entre " mon fils, mon élan, mon souffle, mes mots ". Celle-ci met ainsi en lumière la matière et l'esprit, la langue et l'âme de sa traversée. Du plus intime au plus universel, en mère courageuse et poète d'une grande humanité, Roselyne Sibille la termine par un acte de foi, une ouverture offerte à elle-même et au lecteur : " l'écriture comme un fil de vie ", l'écriture qui " saute le feu ", nous garde, vivants et morts, nous assure-t-elle, ensemble dans son éternité.

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* L'alternance des couleurs de pages est une idée qui relève du choix exclusif de l'éditeur.

Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
pourTerres de femmes


Roselyne Sibille,  Entre les braises  par Sylvie Fabre G.


ROSELYNE SIBILLE

Roselyne Sibille,  Entre les braises  par Sylvie Fabre G.

Source
■ Roselyne Sibille
sur Terres de femmes
Entre les braises (lecture d'AP)
[Pose ton visage dans une brèche] (extrait de Lisières des saisons)
Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
Ombre monde (lecture de Marie Ginet)
→ Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (lecture d'AP)
→ Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
→[L'ombre est une ligne de crête] (poème extrait d'Ombre monde)
→ La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
→ (dans l'anthologie poétique Terres de femmes) Le souffle des mondes
→ Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions La Boucherie littéraire) la page de l'éditeur sur Entre les braises
■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
sur Terres de femmes
→ Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
→ Jean-Pierre Chambon, Tout venant
→ Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
→ Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
→ Alain Freixe, Vers les riveraines
→ Emmanuel Merle, Ici en exil
→ Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d'un autre jour, Conversation
→ Pierre Péju, Enfance obscure
→ Didier Pobel, Un beau soir l'avenir
→ Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
→ Une terre commune, deux voyages (Tourbe d'Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)


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