Sabra et Chatila

Publié le 11 juillet 2008 par Thywanek
Il faisait beau. L’air était d’une douceur délicieuse. Dans le parc Monceau le luxe végétal ressortait un peu fatigué par l’été. Les pelouses étaient un peu brûlées ici et là. C’était l’heure du déjeuner. Je l’avais expédié comme d’habitude sur un coin de comptoir pour ensuite profiter d’une demi-heure de répit sur un banc, pour fumer et lire un journal. Je travaillais alors juste à proximité : un emploi temporaire où je devais analyser les coûts de production d’un catalogue de produits chimiques pour une grosse firme française. J’amassais ainsi depuis quelques mois la somme nécessaire à un long voyage de plusieurs mois au Brésil. J’avais déjà pu acheter les billets d’avion. Je prévoyais de partir vers la fin de l’automne.
Tu ne peux pas t’en souvenir. Toi tu avais seize mois. Au mieux t’essayais-tu alors, encouragé par ton propre rire que j’imagine, de voir ce que ça donnait de se tenir sur la pointe des pieds en étendant les ailerons de tes petits bras. En tout cas tu ne pouvais sûrement pas lire les journaux.
J’avais vingt deux ans. Avec des niveaux de présence qui avait pu varier je ne m’absentais déjà pas du monde. Les gens, la politique, les crises, les élections, les projets de paix, tout près, très loin. Les yeux sur les écrans, le nez dans les livres. Et puis il y avait toujours ce conflit, cette guerre interminable, ce puits sans fond, là-bas, au Proche Orient. A cette époque je commençais enfin à démêler plus précisément qui était quoi, faisait quoi, voulait quoi. Du plus loin que je me souvienne la permanence de cette guerre remonte dans ma mémoire jusqu’à des âges très précoces où je regardais à la télévision les reportages, les compte-rendu. Les « six jours », le « Kippour », « Munich », les attentats, les milices, Moshé Dayan, et la vieille Golda Meir que je ne pouvais m’empêcher de trouver sympathique avec ses allures de grand mère bougonne. De l’autre côté les pays arabes, le petit Hussein de Jordanie, les réfugiés palestiniens, les feddayins, les terroristes, Yasser Arafat, la Nakba, les mères qui engendrèrent des générations de résistants pour qu’il faille toujours une terre au peuple chassé par celui qui n’en avait pas.
Il faisait beau. La courbe du soleil commençait de baisser à nouveau vers le sud. La délicieuse douceur de l’air me caressait les joues. Je pensais à mon départ prochain. J’étais impatient. Je trépignais. Je tremblais. Je comptais les jours.
Je trouve mon banc préféré, près du grand cerisier du Japon dont la floraison au printemps m’avait subjugué. J’allume une cigarette et j’ouvre le journal que j’ai acheté. Une grande photo couvre la une : une photo de dévastation. Un titre dans le bas en gros caractères noirs : « Sabra et Chatila : le massacre aurait fait plusieurs milliers de victimes ». Cela s’est passé à la fin de la semaine précédente. Les évènements se sont déroulés jusqu’au samedi matin. Pas de presse le dimanche. J’ouvre les pages et je découvre. Je cherche. Sabra et Chatila, Beyrouth, l’invasion Israélienne, en cours depuis juin, l’assassinat de Gemayel, le mardi 14 septembre, le départ des forces internationales d’interposition, Sharon qui a décidé d’aller plus loin que là où il avait promis de s’arrêter, c’est à dire à quarante kilomètres dans la partie sud du Liban, l’OLP qui s’était résignée en août à quitter la capitale libanaise, Arafat signant l’accord, la mine défaite, Reagan et quelques autres se sont engagés à ce que les populations civiles palestiniennes des camps de réfugiés ne soient pas menacées, Tsahal qui entre dans Beyrouth, les milices chrétiennes qui veulent venger la mort du président Gemayel tout nouvellement élu, et l’inflexible et arrogant Menahem Begin dont on lit l’intervention à la Knesset dans le chapeau d’un article : « Des non juifs on tué des non juifs et on nous accuse. »
Puis vient le détail de l’horreur : et c’est un nouveau miroir de sang et de terreur qui se dresse. Des corps comme des tas de chiffons enchevêtrés dans des gravats. Des pères, des époux, des mères, des femmes, des petites filles, des petits garçons, des vieilles femmes, des vieillards. Des têtes noircies. Des corps gonflés déjà sous l’effet de la chaleur et de la pourriture. Des tas de cadavres. Des dizaines. Des centaines. Dans les rues. Dans les maisons. Sous des décombres qui en disent assez quant à la violence qui s’est déchaînée ici durant les jours et les nuits du 16 au 18 septembre 1982.



La rumeur de la ville tout autour s’est dissipée. Les feuillages dans la brise de fin d’été ne produise plus leur son soyeux. Ma mâchoire s’est serrée. Mes yeux se noient. La clarté est devenu froide. Les rires des gamins dans le parc ont disparu. J’ai un morceau de fer dans la gorge. L’écho lointain d’un hurlement dans la tête. Je regarde et je lis, hébété. Un poing violent envahi mon cœur.
Nous sommes fait des rencontres que nous faisons aussi avec des évènements. On peut évacuer une parties des conséquences que cela a sur nous dans le classeur pratique des identifications. Nul d’entre nous, hormis les plus indifférents, et encore faudrait-il dire de quoi est faite cette indifférence, n’est indemne des images que les laideurs de la brutalité humaine produit jour après jour sous nos yeux. Nous les prenons toutes, ou pas toutes, ou aucune. Elles nous terrassent, nous émeuvent, nous bouleversent, nous indignent, nous dégoûtent. Certains y voient, d’ailleurs en pure perte, les irrépressibles penchants de notre noire nature. On y mesure l’incompressible pouvoir de la haine. On y sonde comme des forcenés les impossibles espérances d’échapper à notre cauchemar. On y construit également, parfois, sa preuve de mieux penser pour ne plus seulement croire.
Pourquoi Sabra et Chatila ? Ce jour-là ? Dans mon creux d’insouciance douillet ? Qu’est ce qui se soulève si fort en moi ?
Je lis. Je déchiffre. Les témoignages. La rage qu’il a fallu pour faire tant de mal en si peu de temps, avec une telle méthode, un tel acharnement. Il y a eu des tortures. Des viols. On venait vérifier que quelques groupes de combattants palestiniens ne s’étaient pas soustraits à l’exode de l’OLP en trouvant refuge dans ces camps. Jean Genêt, de retour depuis peu au Proche Orient parviendra, en compagnie de deux photographes américains, à pénétrer dans le camps de Chatila le dimanche 19 septembre ; il écrira un article* sur ce qu’il a vu. L’image la plus atroce c’est celle de cette vieille femme, jetée sur un tas de ruines, les doigt coupés à la cisaille.
Voilà ce qui se soulève le plus en moi : la vision de la lâcheté. Le constat de la lâcheté.
Un sombre bourdonnement envahi mes oreilles. La noyade de mes yeux déborde de mes paupières. Je ne cherche pas à lutter pour rejeter tout ça au loin. Dans une relativité plus ou moins imprécise. L’épouvante entre en moi. J’imagine qu’on cri. Qu’on court pour fuir. Qu’on tombe. Qu’on supplie. Qu’on s’étrangle. Qu’on hurle de douleur. Qu’on essaye de se cacher. Qu’on appelle. Qu’on retombe, désarticulé. Qu’on ne sent plus son sang qui coule. La cruauté. La sauvagerie. Le vice. La bestialité.
Des miroirs de sang et de terreur qui se tendent sous nos regards, il n’en manque pas. Le vingtième siècle fut un des plus prospère, des plus fécond, pour la mort.
Ce jour de fin d’été, dans la tendre tranquillité du parc Monceau ma main s’est saisie du miroir de Sabra et Chatila. Même la justice ne sera plus réparée.
Je ne suis plus que désemparé lorsque je quitte enfin ma place pour rejoindre mon bureau, comme un automate.
Je viens de voir « Valse avec Bachir », le film d’Ari Folman : peut-être qu’on peut se partager les morts : je veux dire leur mémoire. Et la mémoire de ce qui les a tué. Peut-être. Ca pourrait nous aider à mieux les consoler. Mieux consoler leur mémoire. Mieux nous consoler.
*Jean Genêt : "Quatre heures à Chatila" : l'Ennemi Déclaré.