Christian Bobin, un de mes rares
écrivains préférés, vit depuis toujours au Creusot. Il y est né, et comme sa sœur
ainée Emily Dickinson, ses pérégrinations, fugues et voyages, il les effectue
entre la sagesse d’un pétale de tulipe et le tremblé du rire grêle d’une petite
fille.
Un soudard, cuistre fieffé par-dessus
le marché malgré un manque de culture assumée, a osé souhaiter se déplacer
jusque dans sa ville chère pour saluer à l’usine sidérurgique la présidente qui
investit actuellement dans le Creusot pour y fabriquer des cuves d’EPR.
Probablement étions-nous plusieurs à
ne pas souhaiter qu’il touche cette ville du bout de ses talonnettes, car la
météo fut mauvaise et son décollage en hélicoptère annulé. C’est en voiture qu’il
a effectué le trajet, se rendant ainsi compte de la beauté sauvage du paysage
bourguignon. Je plaisante bien sûr, j’ai le droit de rêver au miracle de cet
homme enfin touché par quelque chose qui ne dépende pas de sa maîtrise.
Voici ce qu’il y aurait vu, s’il
avait eu le regard de Bobin :
« A qui vient du dehors, le
Creusot présente son visage de brute : un marteau-pilon à vapeur, comme le
presse-papiers d’un géant oublié là, à l’entrée sud de la ville. Il servait
jadis à forger des blindages pour la marine. Sa puissance était doublée par le
velours d’une extrême délicatesse : ce marteau qui aplatissait l’acier le
plus pur pouvait aussi bien fendre une coquille de noix sans en écraser le
fruit. Personne n’est aussi délicat qu’un ogre. C’est dans cette ville qui a
choisi pour emblème un marteau-pilon de cent tonnes que m’a été révélée l’existence
d’une chose incroyablement légère et silencieuse, arrivant du fond du temps
vers nous, portée par des ailes d’une aveuglante blancheur.
J’ai grandi dans une ville où,
pendant deux siècles, pour gagner son pain, il fallait aller le chercher dans
la gueule rougeoyante des hauts-fourneaux. L’usine recouvrait tout. Même les
moineaux étaient aux couleurs des Schneider. Un empire aussi puissant est
équivalent à un désert : le cœur s’y simplifie, l’âme s’y aiguise. Cette
ville réputée pour la brutalité et le vacarme de son industrie fut pour moi aussi
paisible qu’un monastère dont, pendant mes vingt premières années, je n’ai
habité qu’une toute petite partie – une chambre et une cour grise que des
hortensias éclairaient sourdement de leurs vapeurs bleues. L’éclat du ciel
réverbéré par leurs pétales est mon plus profond souvenir. Cette lumière
bleutée entrait au matin comme une reine dans ma chambre de petit pénitent.
Cette ville est un géant allongé dans
une plaine. Ses bras lancés loin de son corps, sa tête posée sur une colline,
il dort, écrasé par deux siècles de labeur. Les rêves qu’il enfante sont en
acier trempé. J’ai grandi dans une poche du gilet de cet homme. […] La nuit, la
chute des plaques de fer dans l’usine illuminée faisait vibrer la Voie lactée,
menaçant de décrocher les étoiles. On eût dit qu’une ménagère rangeait des
piles de draps en acier au fond d’une armoire. Les jours fériés, un grand
silence visitait chaque rue… »
Entre les pages dix-neuf, vingt et vingt-et-un de Prisonnier au berceau,
éd. Mercure de France 2005.
Photo de Ch. Lallement