" LA FRATERNITÉ PLUS FORTE QUE LA MORT "
C' est sur un cri du poète Paul Celan - " Le cœur est une place forte " - que s'appuie Marie-Hélène Prouteau pour construire son dernier ouvrage. Ce sont ces mots mêmes du poète roumain qu'elle a retenus pour titre de son récit tout à la fois poignant et passionnant : Le cœur est une place forte. Un livre-diptyque composé de deux albums : " Album I : Revenance " / " Album II, Sous les pierres, la mémoire ".
Il faut attendre la seconde partie du livre pour saisir toute la portée et toute la profondeur de cette composition narrative et rendre ainsi aux absents des deux guerres - guerre de 1914-1918 / Seconde Guerre mondiale -, les uns décimés dans les tranchées, les autres enfouis sous les décombres des villes bombardées, leur place d'ombres parmi les vivants. Car, écrit la poète, auprès d'elles, " je prends leçon d'être ".
Cette " leçon d'être " commence dès l'" Album I, Revenance ", avec la réflexion menée par Marie-Hélène Prouteau autour du livret militaire ayant appartenu à son aïeul. Ce " vieux livret ", égaré comme tant d'autres au plus fort de la bataille, a miraculeusement ressurgi bien des années plus tard, un jour de 1961. Il a été remis à l'épouse du soldat breton qui le tient aujourd'hui précieusement à l'abri dans une vitrine de sa salle à manger, parmi les " reliques " des deux guerres. Aux côtés du vieux livret, en effet, reposent les lettres de Paul, le fils " mort pour la France, à la Libération de Mulhouse, en 1944 ".
Silencieux et aphone, le livret militaire de l'aïeul va jouer le rôle de sésame. Les pages jaunies vont-elles livrer un secret qu'elles semblent ne pas détenir ? Car de ce grand-père soldat, elles ne révèlent rien. Ni les états de service, ni les affectations. Pas même " la mention de la blessure que Guillaume a reçue en 1916. " " Le vieux livret est résolument vide. " Fascinée par le vide laissé par l'histoire de ces " pages jaunies ", obsédée par l'énigme restée en suspens sous le silence - enfouissement et résurrection -, Marie-Hélène Prouteau remonte le temps et tente de faire parler le passé. Fouillant les archives, explorant et décryptant les documents qui se révèlent à elle au fur et à mesure qu'elle avance dans ses recherches, l'écrivain n'a de cesse que de rassembler les souvenirs épars qu'elle fait surgir autour de la figure inconnue du grand-père (mort à sa naissance en 1950). Et avec lui, celle de tous ces inconnus que la guerre a fauchés. Infatigable, elle se rend dans les Ardennes, puis dans la Somme. Visite les villages du front. Les cimetières. Prend des notes. Pourtant, elle se défend de faire œuvre d'historienne. " Je n'écris pas de livre savant sur les batailles. Je ne saurais pas ", confie-t-elle. Ce n'est pas là son projet. Ce qu'elle cherche à faire c'est " emplir les pages vierges du vieux livret ". Avec, à côté d'elle, son " cahier d'écriture ", pour y consigner ses mots à elle. " C'est une écriture de fouilles. Un rien chiffonnière sur les bords ", confie-t-elle. Sa quête est " modeste ". Le vieux livret lui sert de guide et elle tient à lui rester fidèle. " C'est la vie élémentaire à l'arrière, par petits traits, qui nourrit ma quête. " Le livret s'anime, murmure et soupire. Peu à peu, des voix se font entendre. Revenance. Des voix qui se lèvent pour dire ce que le soldat Guillaume a désiré taire tout au long de sa vie. Et a tu, profondément enfoui en lui. C'est d'abord " la voix grand-maternelle " et ces simples mots : " Le mal que c'est la guerre ". C'est aussi elle qui confie à sa petite-fille l'histoire incroyable des " quatre-cent-trente livrets militaires perdus au cours des violents combats du 22 août " et retrouvés, intacts, dans le grenier du presbytère de Maissin, dans le Luxembourg belge. Il y a la voix de Sara Gérard, " l'enfantine marraine de guerre ", qui se tient au chevet des blessés et des mourants. Qui soigne et accompagne, sans relâche. Puis la voix de Suzanne dont les propos sont transposés en italiques. Cette voix en appelle une autre : celle du poète anglais Wilfred Owen, une " voix forte, lucide et sombre ", qui " dit l'insoutenable ". C'est la voix de Victor Enclin, le curé de Tellin, qui consigne dans son journal les faits de guerre et l'horrible spectacle des corps mutilés. C'est l'histoire de tous ceux qui sont passés outre les ordres des Allemands et " ont trouvé le courage de ramasser et de cacher les plaques des morts et les livrets militaires, les sauvant du sort des soldats inconnus... " ; c'est l'histoire du gamin " fossoyeur " à qui l'ordre a été donné d'" enterrer vivants des soldats ". C'est la voix d'Henri de Saint Nazaire qui prend le temps de creuser l'écorce d'un grand hêtre protecteur pour y inscrire son nom. Autant de voix qui parlent de l'horreur et qui permettent de combler le grand vide mutique de Guillaume.
C'est ce travail patient de relecture du passé qui permet à Marie-Hélène Prouteau de restituer à son aïeul une part de vie et de réalité. Son cahier d'écriture témoigne de " l'invention d'un grand-père ". Une revenance, preuve de l'immense tendresse que la petite fille de Guillaume nourrit à l'égard de l'aïeul.
Le premier album, en noir et blanc, à la manière de Robert Doisneau, mais néanmoins extrêmement dense et douloureux, exaltant, aussi, s'achève sur un étrange voyage. Celui du Calvaire de Tréhou qui quitte sa Bretagne éternelle en 1932 pour rejoindre le Luxembourg belge. " Un don magnifique " que la Bretagne fait à ses enfants morts loin de chez eux. Un très bel épisode que celui-ci, réconfortant aussi pour ce qu'il révèle d'humanité. La sensibilité de Marie-Hélène Prouteau atteint son paroxysme dans le lyrisme des dernières pages où se croisent poésie, beauté de la nature et musique. Le vieux livret a laissé s'échapper d'entre les pages une carte postale du calvaire du Tréhou. La poète ne peut s'empêcher de penser aussitôt au Stabat Mater de Pergolèse. " La douleur Pergolèse. " Seule susceptible de dire " la plainte de toutes les mères. "
De l'Album I à l'Album II les choses changent, mais il se trame entre elles des liens étroits, d'étonnantes correspondances. Les retours de l'auteure sur son passé d'enfant et d'adolescente sont fréquents, qui permettent une plus grande proximité du lecteur avec elle. Des réminiscences affleurent, liées au nom de sa ville natale : Brest. Prévert/ Barbara/Montand. Éphémères images de bonheur et de lumière. Et toujours, à proximité, " le cahier où tu écris ". Et soudain l'irruption terrible de la vérité : " Brest dont il ne reste rien ". Avec cette vérité-là reviennent les ombres et ce sentiment douloureux de porter avec soi des " fragments d'histoires ", héritage d'un passé qui n'est pas celui de l'auteure, fragments qui pourtant se fondent en elle et la fondent jusqu'à faire partie intégrante de son patrimoine personnel. Et cette phrase dont la formulation particulière rappelle celle qu'avait utilisée l'aïeule :
" L'émotion que c'est ce nom de ville confondu avec l'image des décombres. "
Les décombres ? C'est cela qui a été légué à l'auteure. Un pays natal fait de gravats et d'épaves. De ruines à raser. Un paysage de destruction et de reconstruction. Avec, omniprésentes, l'odeur âcre et persistante des gravats et le bourdonnement acharné des pelleteuses. Que s'est-il passé avant ? L'enfant l'ignore. Le silence persiste qui enveloppe les horreurs de la guerre. Des mots terribles circulent pourtant : ruines baraquements pertes bombes crimes de guerre. Qui se chargent d'autres images tout aussi lourdes à porter. Alep Sarajevo Cologne et même Ur. Ur dont la poète a découvert la tablette du Louvre, narrant la destruction de la ville, réduite en cendres. Un chemin de mémoire s'ouvre, pavé des mêmes images. Passé et présent se rejoignent qui relient l'âge adulte et l'enfance. La poète poursuit son entreprise avec méthode, explorant les lieux, fouillant les archives régionales, dépouillant les journaux. Avec toujours le même but. Faire sortir du silence. Ainsi découvre-t-elle, dans le cimetière du village familial la présence de deux tombes jumelles. Celle de son oncle Paul, " mort au combat " à la libération de Mulhouse ; celle d'un jeune aviateur anglais abattu en 1941. Fauchés tous deux en pleine jeunesse - 21 ans et 24 ans -, à trois ans d'intervalle. Reposant côte à côte. Deux gisants bercés par le même vent par la même rumeur océane. Par une même émotion qui étreint la pensée de Marie-Hélène Prouteau.
Comme dans le précédent album, des voix surgissent. Elles disent l'attente, elles disent l'intense de l'émotion. Comme celle de cette jeune fille, qui, adolescente, a connu la tragédie de l'abri Sadi-Carnot, à Brest :
" C'est la nuit du 9 septembre 1944. 373 victimes civiles françaises, environ 500 côté allemand périssent asphyxiées, brulées vives dans l'explosion de l'abri. Seules 30 personnes ont pu y échapper. " Un " brasier d'apocalypse " qui a traumatisé durablement la population. " Ce nom de Sadi-Carnot " revient sous la plume comme un leitmotiv dont il est impossible de se libérer. Ce récit de terreur rejoint tant d'autres qui l'ont précédé. Et la liste des villes détruites fait émerger la litanie des catastrophes. C'est l'antique Ur. " C'est Brest, Maissin, Hambourg, Beyrouth, Sarajevo et Alep ravagées. " Ainsi le lien est-il établi entre la Première Guerre mondiale et la Seconde. Entre l'ancien et le nouveau. Et c'est toujours un lien meurtrier.
" Il existe une étrange circulation entre les choses ", écrit Marie-Hélène Prouteau, qui de retour chez elle, s'empresse de glisser entre les pages du vieux livret la photo de la tablette mésopotamienne sur laquelle est inscrite la tragédie d'Ur. Un long poème anonyme qui scande le malheur du peuple de Sumer. Ainsi le vieux livret se transforme-t-il au gré des découvertes. Qui se change " en coffret des voix chuchotées ". La " revenance " est là, toujours présente à l'esprit de l'auteure. Laquelle enrichit sans cesse son travail d'archéologue de la douleur ; que celle-ci s'exprime par l'écriture, par la composition musicale, par la peinture ou par la poésie. La veine des correspondances court d'un bout à l'autre de l'album. Depuis les tablettes d'Ur et le chant sumérien qui les accompagne - création du compositeur tchèque Luboš Fišer ; la gouache du peintre Pierre Péron, Les Racines enfouies. Nous avions une ville, 1972 ; jusqu'aux vers allemands de Paul Celan " Verloren war unverloren ". " Perdu était Non-perdu ". Et la conclusion du poème : " Le cœur est une place forte ". Étrange poème et étrange coïncidence. Celan séjournant en 1961 non loin de Brest, à Trébabu, compose un poème intitulé " Après-midi avec cirque et citadelle " et c'est peut-être le nom de Brest qui fait lever en lui celui de Brest-Litovsk et qui amène sous sa plume le nom du poète russe Ossip Mandelstam :
" À Brest, face aux cercles de flammes,
sous la tente où bondissait le tigre,
j'ai entendu, finitude, ton chant,
et je t'ai vu, Mandelstam. "*
Magie de la parole poétique qui arase les murs, fait tomber les frontières et fait se rencontrer ceux que l'Histoire a tenté d'anéantir. Sous les décombres et sous les crimes un même esprit veille, porteur de lumière et d'espoir. C'est là, dans les mots du poète, que Marie-Hélène Prouteau puise sa " leçon d'être ". Et une conviction profonde : " La fraternité plus forte que la mort ".
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* Paul Celan, La Rose de personne, édition bilingue, éditions José Corti, 2002, page 99. Traduction de Martine Broda.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU
Source
■ Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ L'Enfant des vagues (lecture d'AP)
→ La Petite Plage (lecture d'AP)
→ La Ville aux maisons qui penchent (lecture d'AP)
→ Nostalgie blanche. Livre d'artiste avec Michel Remaud
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau
■ Chroniques et lectures (20) de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ Chambre d'enfant gris tristesse
→ La croisière immobile
→ Anne Bihan, Ton ventre est l'océan
→ Jean-Claude Caër, Alaska
→ Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
→ Guénane, Atacama
→ Luce Guilbaud ou la traversée de l'intime
→ Denis Heudré, sèmes semés
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font...
→ Jean-François Mathé, Prendre et perdre
→Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
→ Daniel Morvan, L'Orgue du Sonnenberg
→ Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
→ Dominique Sampiero, Chante-perce
→ Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
→ Ronny Someck, Le Piano ardent
→ Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
→ Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même