Ca faisait trois heures que j’étais en planque derrière un kiosque et je commençais sérieusement à me demander ce que je foutais là. Les missions ordinaires, comme espionner les voisins et les faire chanter avec des photos compromettantes, étaient bien plus exaltantes que d’attendre dans le froid qu’Yvon sorte de chez lui.
Il ne sortait pas.
Il passait ses dimanches en famille avec ses parents, mais j’espérais qu’il mettrait au moins un nez dehors, le temps que je puisse prendre une photo. Le voilà, le problème : je n’avais
aucune photo de lui. A part la photo de classe où il tirait une tronche pas possible. Mais franchement, est-ce qu’on peut vraiment baver d’amour devant une photo de classe ? Non bien sûr,
une photo de classe, c’est bon pour les nostalgiques octogénaires, pas pour les amoureux transis.
J’attendais patiemment. J’étais la discrétion même. Yvon ne pourrait jamais me reconnaître avec ma perruque aux cheveux frisés et blonds, mes lunettes de soleil et ma longue cape noire. J’étais assez fière de mon déguisement. J’avais peut-être un peu trop forcé sur le rouge-à-lèvres, mais cela contribuait à rendre mon personnage plus crédible.
Quand j’ai vu apparaître Yvon, mon cœur a fait un bond. Il était si beau... Mais il marchait trop vite. Toujours pressé Yvon, toujours tellement speed et nerveux. Et moi avec mes talons de 2
mètres, j’avais l’air d’une sauterelle bourrée, titubant sur la chaussée. Il s’est arrêté dans un tabac, en est ressorti 2 minutes plus tard, et là : CLIC. Le flash l’a éblouit, j’en ai
profité pour le mitrailler pendant quelques secondes puis je me suis retournée l’air de rien. Je n’osais plus regarder dans sa direction, mais je le sentais s’avancer vers moi.
- C’est moi que vous avez pris en photo ?
J’ai fait comme si j’étais sourde.
- Pourquoi vous m’avez pris en photo ?
Toujours chiant avec ses questions… Déjà en classe il me saoulait à jouer le fayot « et pourquoi ci et pourquoi ça, monsieur le professeur ».
- Hé, je vous parle ! M’a-t-il crié dans les oreilles.
- Moi no comprendru franchèse. Moi viendre pays de l’est.
- Cochon, c’est toi ?
Putain, comment il a fait pour me reconnaître ! Il est vraiment trop balèze !
- Euh, no. Moi Maria, ich bin lituanienne.
- Allez, je t’ai reconnue. Mais c’est quoi cet accoutrement ridicule ? C’est un gage, t’as perdu un pari ? C’est une caméra cachée ?
Il a commencé à chercher autour de nous les projecteurs, les cameramen, Marcel Beliveau.
- Non, c’est rien de tout ça…
- Mais alors, qu’est-ce que tu fous en bas de chez moi ? Et c’est pour quoi ces photos ?
Il faut tout leur expliquer, aux hommes. Ils ne comprennent rien par eux-mêmes. Ce n’est qu’une fois au pieux, quasiment violés qu’ils se demandent si par hasard la fille ne serait pas intéressée.
- Tes photos, c’est pour Candice ? M’a-t-il demandé avec une lueur d’espoir.
Qu’est-ce que Candice venait foutre là. D’abord elle était moche et puis elle puait le vinaigre. C’était la première de la classe et elle avait les pieds plats. Vraiment pas intéressante, comme fille.
- Non, ce n’est pas pour elle…
Il a eu l’air franchement déçu et m’a arraché l’appareil des mains.
- Je ne sais pas c’est quoi tes conneries, mais je vais détruire ces photos. J’ai des droits sur mon image.
Noooon… Tout mais pas ça. J’aimerais juste une petite photo que je pourrais idolâtrer, que je pourrais serrer dans mes bras et embrasser sur la bouche. Une photo qui serait là quand lui serait trop loin, qui dormirait avec moi, bien au chaud sous mon oreiller. C’est pas trop demander, non ?
- Oui, en fait c’est bien pour Candice. Elle t’aime mais elle est trop timide pour te le dire. Elle voulait que je prenne une belle photo de toi…
- Vraiment ?
Son visage s’était illuminé. Alors il a posé devant mon objectif, avec cette lueur dans les yeux, cette lueur qui était pour une autre, et que j’aurais voulu rien que pour moi.
Hier, j’ai appris en farfouillant sur Facebook, qu’Yvon s’est marié avec Candice.
Moi je garde dans un carton les photos de lui et la perruque aux cheveux frisés. On ne sait jamais, elle pourra toujours resservir...