Cette scène devait se graver à jamais dans l’esprit de celle qui l’observait, la petite Eugénie âgée de six ans. Une fois de plus, elle admirait son père, le berger. Comment avait-il eu l’idée d’interroger la terre, pour savoir ce qui allait se passer ? Debout, on n’entendait rien. Autour d’eux, tout était si merveilleusement calme. Mais elle avait compris de quoi il s’agissait, avant même qu’il n’ajoute en soupirant : « Les cavaliers prussiens ! »
Lui fut ému, encore un coup, en voyant cette enfant toujours si attentive quand elle le regardait. Une émotion passait ce jour-là, différente en chacun, mais ils la partageaient avec intensité. Une passion existait entre eux.
Il alla mettre sa petite jument à l’écurie, puis tous deux se hâtèrent de regagner la maison. Ils vivaient dans une belle demeure de deux étages entourée de prairies et d’un grand jardin.
En cet instant crucial, en attendant l’inévitable arrivée de l’ennemi, il songea à tout ce qu’il chérissait et qu’il pouvait perdre. D’abord sa fille, cette petite brune aux yeux noirs, puis le
reste de sa famille et ses troupeaux de moutons, ses chiens, tous ses animaux, enfin son pays, ces plaines mollement ondulées avec leurs champs verts et jaunes et, au loin, la ligne des forêts qu’il aimait et connaissait si bien.. Les meilleurs moments du passé réapparaissaient en un éclair, les douceurs que l’existence avait pu offrir : la chaleur et la gaieté du feu de bois, les spécialités culinaires confectionnées par sa femme, salades au lard, potées, délicieuses tartes aux reines-claude, cuites dans le four à pain après en avoir retiré les braises. Il revit le linge qu’il avait tissé lui-même dans le grenier, les draps inusables et superbes qui remplissaient les armoires en telle quantité qu’on ne faisait la lessive qu’une fois par an. Cela donnait lieu à une fête qui durait toute la journée, car les femmes du village venaient prêter main forte à cette occasion.
Il avait depuis longtemps réfléchi aux précautions à prendre en cas de guerre, car en ces confins de l’Aisne et des Ardennes, ils se trouvaient sous la menace de l’invasion. Ayant réuni avec sa femme Adeline autant de provisions qu’il avait pu (farine, vins, quartiers de porc salé, etc.), il avait aménagé une trappe dans la cuisine et descendu ses réserves à la cave.
Une fois refermée, cimentée, la cachette restait dissimulée sous un tapis, sur lequel on avait poussé une table.
Les Prussiens campèrent à distance dans la campagne. Toutefois l’un d’eux, un officier, se
présenta avec un billet de logement. On lui donna au premier étage une grande chambre à deux fenêtres. Il avait l’air paisible. Voilà qu’un soir, à la veillée, il prit Eugénie sur ses genoux et se mit à pleurer.
« Ah, dit-il, moi aussi j’ai une petite fille en Allemagne, elle a le même âge que cette enfant ! » Bouleversés, les parents n’osaient pas dire un mot. Ils avaient déjà perdu plusieurs bébés, chose fréquente à l’époque, et subi ces malheurs avec une grande résignation. Mais le berger, Alpohonse Defaud, voyait en Eugénie une grâce et une force qui lui permettrait de vivre et de bien vivre. Il se raccrochait à cette pensée en cet instant de la présence si familière de l’Allemand.
Le lendemain de l’arrivée des Prussiens, la petite Eugénie, gaie et primesautière, eut envie d’aller voir sa grand’mère qui habitait à deux kilomètres de distance. Elle mit aussitôt ce projet à exécution. Le chemin passait à travers le bivouac des envahisseurs. Ce spectacle l’amusa prodigieusement. Elle vit ces hommes blonds en uniforme, les armes en faisceaux, les poulets qui rôtissaient enfourchés sur des baïonnettes, au-dessus de feux en plein air.
Il ne lui fut fait aucun mal et elle arriva chez sa grand-mère.
« Malheureuse, s’écria celle-ci en pensant au danger, qu’as-tu fait, que va dire ton père ? Tiens, prends ce panier de pommes pour essayer de l’amadouer et rentre vite. » Hélas, quand Eugénie eut regagné la maison, les pommes volèrent dans toutes les directions et la petite fille reçut la plus belle fessée de sa vie !
Cependant les jours passèrent. Tout paraissait calme, pourtant à voix basse, on parlait des atrocités : en Belgique, les mains des enfants coupées, plus exactement le nerf du poignet était sectionné et la main devenait inerte. Dans le pays, un paysan français, placé entre deux planches, avait été scié ! On entendit aussi des échos des événements de Paris, où l’on avait mangé du rat, puis des fusillades à cause de la Commune… Le berger était-il protégé ? Aucun malheur ne survint chez lui. Enfin, comme une marée descendante, l’armée allemande reflua jusqu’à la frontière de la Lorraine La paix était revenue, mais avec la perte de deux départements ! Et beaucoup de ruines et de deuils.
Ces tristes événements avaient renforcé le mysticisme actif du berger. Disciple du Christ, c’était avant tout ce qu’il avait voulu être et ce qu’il devenait de plus en plus. Les longues heures passées en pleine nature, en la seule compagnie de ses moutons et de ses chiens inclinaient à la méditation. Dans l’Évangile, on racontait que les bergers avaient entendu les chœurs des Anges annoncer la naissance du Sauveur et ils avaient été guidés jusqu’à la grotte… Demeuraient-ils les héritiers de certains secrets ? On aurait pu le croire…
Alphonse Defaud pratiquait la charité comme le recommandait Jésus lui-même, ce que personne n’osait faire. En effet il ramenait à la maison des mendiants, des misérables, les faisait asseoir près du feu et leur lavait les pieds. Puis il les plaçait à table à déjeuner et leur donnait les meilleurs morceaux. Sa femme ne disait rien, mais n’appréciait guère cette façon d’agir, à cause de la dépense. Le labeur était dur, ils n’étaient que gérants du domaine.
Si généreux avec autrui, le berger, pour lui-même, était très sévère et l’existence demeurait austère, le jeûne des plus stricts les vendredis et pendant le carême. Et ces soirs-là paraissaient bien mélancoliques, alors que l’éclairage n’était fourni que par des quinquets, petites mèches trempées dans de l’huile.
Eugénie était très impressionnée en voyant son papa agenouillé le soir et plongé longtemps dans ses prières. Un prie-Dieu lui appartenait à lui seul. Elle n’aurait pas osé s’y agenouiller elle-même. Il n’y avait aucune familiarité entre le père et la fille, plutôt une certaine distance silencieuse où tout se comprenait en un regard. Si c’était un reproche, elle se sentait inexcusable, un encouragement la transportait de joie. Elle comprenait qu’il était d’une piété, d’une foi exceptionnelle, et elle ne se lassait pas de l’admirer tous les dimanches à cause de sa prestance et de son élégance naturelle. Il se rendait à la messe dans ses plus beaux habits, sans oublier son chapeau haut-de-forme, ses gants et sa canne. Il avait vraiment de l’allure.
Souvent, au cours de sa vie future, elle devait se demander si, effectivement, il ne descendait pas d’une famille seigneuriale venue d’Espagne, puisque ce pays avait autrefois occupé la région depuis les Pays-Bas. L’homme de trente ans et la fillette avaient l’un et l’autre le type espagnol, d’ailleurs elle était son portrait.
Mais pourquoi tant d’étrangers venaient-ils rendre visite à ce qui n’était en somme qu’un subalterne ? D’où venaient ces élégantes calèches arrêtées devant la porte ? De jolies femmes, en sortant de la maison, remarquaient Eugénie et s’étonnaient de sa beauté, de sa finesse et de sa distinction. On aurait dit une princesse. Comment était-ce possible chez une petite carnpagnarde ? Eugénie, de son côté, savait pourquoi venaient ces visiteuses, ces gens chics, des citadins. Son père était guérisseur. Il faisait des neuvaines et obtenait de vrais miracles. On lui offrait de l’argent, des cadeaux, mais jamais il n’acceptait rien et ne vivait que de son métier de berger. Tout cela, Eugénie l’avait appris peu à peu et son admiration augmentait avec les années ; très intuitive, elle percevait, malgré son extrême jeunesse, les exceptionnelles qualités du berger. Entre eux, il y avait une compréhension profonde, un regard suffit pour que les âmes communiquent et les yeux noirs d’Alphonse Defaud étaient brillants, chargés de magnétisme. Lui aussi sentait combien sa fille l’aimait. C’est pourquoi il voulut révéler à elle seule une part de son pouvoir. Ce jour-là, ils étaient dans le jardin et le berger devant elle à quelques pas de distance, la regardait. Soudain d’énormes vagues jaillirent alentour ! Eugénie prit peur, elle crut qu’elle allait être engloutie, mais alors en souriant, il fit un geste et tout disparut. Quel mystère en cet homme ! La fillette pensait confusément qu’il existait en lui quelque chose de divin et cette passion filiale, qui devait marquer toute sa vie, avait une nuance presque mystique.
Ne trouvait-elle pas tous les jours de nouvelles raisons d’admirer de plus en plus son père ? D’où venait qu’il fût d’une culture bien supérieure à sa condition, alors qu’il vivait au milieu de gens frustes, presque illettrés ? Il possédait une importante bibliothèque. Son rayonnement s’étendait à son entourage. Il aimait réunir des paysans le soir à la veillée pour leur lire des poèmes lyriques. Sa voix était grave et belle. Instinctivement, il savait mettre le ton. Alors ses auditeurs si simples, si ignorants des oeuvres littéraires, étaient bouleversés ! Parfois, pendant qu’ils écoutaient, de grosses larmes roulaient le long de leurs joues ridées ! Eugénie qui grandissait ne perdait rien de telles scènes. Et quelle douceur lorsqu’à la tombée du jour le berger s’asseyait dehors sur le seuil de la maison et jouait de la clarinette. Que de choses il savait faire. N’était-il pas artiste ? D’un bout d’os qu’il sculptait surgissait sous ses doigts un petit animal, ou la forme d’une femme. Ainsi, il fabriquait un étui à aiguilles, un dé…
A douze ans, Eugénie connut le plus grand bonheur de son enfance. Certes, elle était attachée à sa mère, mais seul existait son père, qui remplissait tout son espace. Il était beau, grand, un mètre quatre-vingts environ, les cheveux bien fournis et ondulés, un front de penseur, les yeux brillants d’intelligence, les traits réguliers. La barbe et la moustache, qui étaient alors à la mode, ajoutaient à son visage une note de gravité. Quand il s’approchait d’elle, le coeur d’Eugénie battait fort, tout son être se tournait vers lui comme vers le soleil. Or il lui donna l’occasion, le privilège, de partir seule en sa compagnie et de s’évader de la sorte pendant quelques jours du cadre de sa vie campagnarde et terre à terre. Quelle joie alors !
Il l’emmena à Reims. Elle n’avait jamais vu une grande ville. Ils visitèrent la cathédrale. Puis dans un magasin, il retira son chapeau et se fit photographier. C’était important pour laisser à sa fille un souvenir de lui et, dans l’avenir, aux enfants qu’elle aurait. Cette nouvelle tradition remplaçait les portraits.
Quelques semaines plus tard, ils s’en allèrent encore tous les deux, mais cette fois l’expédition était bien différente, car ils s’enfoncèrent en pleine nature avec les troupeaux de moutons, à travers les prés et dans la forêt. Ils s’installèrent dans une clairière. Les moutons se mirent à brouter. Les chiens, appelés par dérision Bismarck et Moltke, se couchèrent auprès d’eux. Tout était calme. Sous leurs pieds s’étalaient les coussins émeraude de la mousse, au-dessus de leurs têtes, le vitrail si fin des feuillages de juin se dessinait contre l’azur pâle du ciel. Ils allumèrent du feu, chauffèrent leur repas. Le berger observait sa fille avec une admiration pleine de joie et de fierté. Elle serait très belle. Ses cheveux noirs aux reflets presque bleutés, se déroulaient, longs et épais. Elle avait comme lui des traits fins, une jolie bouche, des dents parfaites. Sa taille était mince, sesjambes harmonieuses, son petit pied bien cambré. Assurément, elle avait le type espagnol.
Leur repas achevé, quand la nuit tomba enfin, elle se coucha dans la maison du berger, simple cabane à roulettes, et s’endormit pendant que lui restait près du feu, méditatif. Il y avait encore des loups dans les Ardennes, à cette époque. Il fumait sa pipe en songeant à l’avenir, au cours de cette halte, il avait transmis quelque chose à sa fille, l’image de sa propre vie.
Cette oasis de félicité, ce tête-à-tête avec celui qu’elle vénérait et aimait le plus allait éclairer à jamais les souvenirs d’Eugénie.
Hélas, l’horizon sans nuages de son enfance heureuse allait s’assombrir, une ombre de tristesse l’envahir de plus en plus et l’angoisse plonger ses tentacules dans son âme.
Cela commença une après-midi par la visite d’un voisin. Celui-ci tira de sa bourse une pièce de monnaie. Le berger la prit puis se retira un instant dans son cabinet. Lorsqu’il revint, l’or brillait dans sa main. Aurait-il réellement changé une vulgaire pièce de bronze à l’effigie de Napoléon III en un Louis d’or ? Eugénie avait un solide bon sens et ne put croire au miracle. Mais ce qui fut fâcheux, c’est qu’une réputation de sorcier avait commencé à se répandre autour du bon guérisseur. D’ailleurs, il n’allait plus à la messe… Lui, tellement pieux, c’était grave : « Hors de l ‘église, pas de salut » disait-on avec assurance. Mais peut-être était-il révolté par les médisances répandues à son sujet.
Eugénie ne voulait pas écouter les racontars, et pourtant que penser, après ce qui arriva.
Elle était partie en promenade avec son père. Déjà, ils étaient en pleine campagne, hors de vue de la maison. Le silence était total, on n’entendait aucun animal, aucun chant d’oiseau. Alphonse, préoccupé, ne disait rien et marchait à grands pas. Eugénie n’osait dire mot. Soudain, il subit une attaque. Celle d’un ennemi qui ne se montrait pas. Pourtant c’était visible, il luttait de toutes ses forces contre quelqu’un qui le frappait, chose effroyable, et on entendait les coups qu’il recevait. Les minutes parurent des siècles pendant que, totalement impuissante, la fillette assistait à ce combat. Elle vit son père tomber, rouler au sol, changer de visage, il paraissait étouffer. Puis, d’un coup, il se détendit. Il n’y avait plus rien contre lui. Péniblement, il se releva et ayant un peu rectifié sa tenue, reprit sa marche sans faire aucun commentaire.
Désormais, au fond du coeur d’Eugénie, un secret pesait, lourd comme une pierre.
Elle redoutait un piège. Le salut de son père était-il en danger ? Non, elle ne pouvait y croire. Elle le voyait le soir agenouillé longtemps et plongé dans ses prières. Sa confiance reprenait alors le dessus, elle pensait que l’horrible scène ne se répèterait pas et que rien ne pourrait l’abattre !
L’hiver suivant le berger tomba gravement malade. Après avoir pris froid, il ne s’était pas soigné. Très dur avec lui-même, ignorant les médecins, il continuait son travail en étant exposé aux intempéries d’un climat rigoureux. Il se mit à tousser, la bronchite empira, il dut s’aliter. Qu’avait-il au juste ? Eugénie constatait qu’il déclinait de plus en plus et que les remèdes n’étaient pas efficaces.
Bien que très atteint, il donna encore une fois une preuve de son pouvoir.
« Mes moutons, dit-il, ne sortiront pas ! »
Il éprouvait une grande affection pour ses bêtes. Il tolérait mal qu’un autre s’en occupe.
Ce matin-là, quand on ouvrit les portes des étables, pas un mouton ne bougea. D’habitude, dès qu’ils voyaient la lumière, ils se bousculaient vers la liberté. Encore une fois Eugénie considéra son père comme un être hors du commun.
Bien brefs avaient été les jours de bonheur. L’enfant désespérée devinait l’approche de la mort inéluctable. Alphonse Defaud mourut.
Avant de disparaître, il avait donné l’ordre de brûler tous ses livres. Quels mystères furent ainsi dissipés en fumée ?
Le jour de l’enterrement, lorsqu’Eugénie, agée de treize ans, s’apprêtait à suivre le cortège funèbre, elle vit s’ouvrir la porte de la maison. Son père apparut, en grande tenue, le chapeau haut-de forme à la main comme pour aller à la messe. Il descendit les marches du perron et se mit à suivre son propre cercueil.
Elle resta pendant plus de vingt ans sans pouvoir parler de lui.
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