La Bibliothèque de Dimitri n’est pas que celle du grand passeur

Publié le 28 mars 2019 par Jlk
  

À  l’enseigne des Éditions  Noir sur Blanc paraissent les deux premiers volumes de la série de rééditions slaves et «étrangères» de L’Âge d’Homme. Le grand éditeur y eût-il vu une captation indésirable, voire une trahison ? La démarche généreuse de Véra Michalski illustre au contraire la devise du passeur, «on continue !» et lui fait honneur autant qu’à celles et ceux qui l’ont secondé ou soutenu…

La bibliothèque de Dimitri ? Mais je l’ai sous la main ! Rien qu’à la tendre je pêche tel ou tel livre fétiche de mes jeunes années, que ce soit un des dix-huit volumes à couleur safran des Œuvres de Cingria rassemblées par mon vieil ami Pierre-Olivier Walzer et la cantatrice Gisèle Peyron fan folle de Charles-Albert, ou Feuilles tombées de Vassily Rozanov dont un soir, dans la maison sous les arbres de Vennes, au coin de sa bibliothèque à lui, Dimitri me dit que c’était un livre «fait pour moi»; ou la nouvelle traduction (par Luba Jurgenson) de l’adorable Oblomov d’Ivan Gontcharov avec lequel il fait bon cosser au coin du feu; ou le génial Kotik Letaev d’Andrei Biély qui sonde les abîmes de la première enfance en poète-psychologue un peu toqué; ou le pavé bleu tendre de L’Ange exilé de Thomas Wolfe qui a enchanté la jeunesse yougoslave de Vladimir; ou les douze volumes du Journal intime d’Amiel qui a piqué la première curiosité du Dimitri de vingt ans débarquant dans une librairie de Neuchâtel, ou encore L’Inassouvissement de Stanislaw Ignacy Witkiewicz qui fut, avec Cingria, son contraire en tout, l’un des dieux littéraires de notre jeunesse – j’en passe et des milliers d’autres titres publiés par L’Âge d’Homme qui m’ont accompagné cinquante ans durant, avec une tendresse particulière pour le petit recueil d’entretiens que nous avons publié de concert chez un concurrent (horreur et délices !) du nom de Pierre-Marcel Favre, en 1986, sous le titre ô combien juste et précis de Personne déplacée,incluant une suite de libres propos sous cet autre titre redoutable de Carnets du barbare… 

 Les fondateur sont des tyrans irremplaçables 

 En écoutant Vladimir Dimitrijevic me raconter sa vie de Tsigane toujours errant mais en pantoufles ces soirs-là, dont il me reste vingt-cinq cassettes enregistrées parfois entrecoupées de longs silences ou de sanglots ravalés – quand il me parlait des rues de Belgrade de son enfance aux cadavres couverts de fleurs, ou de ses visites à son père emprisonné -, puis improvisant sur les thèmes que je lui proposais ou qui lui venaient spontanément à l’esprit (de l’animal, de la musique, morale d’Helvète, Simenon, de la maladresse, ours et Tsiganes, du cinéma, de la transfiguration, etc.), j’ai découvert ce qu’on peut dire un homme inspiré, une sorte de poète oral qui semblait parfois vaticiner, et les 4000 livres de son catalogue le prouvent aujourd’hui : un immense passeur de l’édition francophone que Claude Frochaux son bras droit, aussi dévoué à la cause commune de L’Âge d’Homme que résolument opposé à toutes ses idées en matière religieuse ou politique, a qualifié de «génie». 

 Or il ne s’agit pas de céder à je ne sais quel culte de la personnalité, même si Dimitri, à l’hybris surdéveloppée, aimait à cultiver sa propre légende, mais le fait est que L’Âge d’Homme, sans la folie constructive et la tête de pioche du fondateur, n’aurait jamais existé, et que L’Âge d’Homme d’après celui-ci ne pouvait lui survivre qu’autrement, la tête de pioche bis de sa fille creusant son propre sillon… 

Évoquer le nom d’Andonia Dimitrijevic, alors, qui fut, avec la douce et courageuse Genevève, sa mère admirable, dans le retrait discret et l’ombre du souvent ombrageux Titan, de celles et ceux qui ont assuré à la base la survie matérielle et administrative de la grande petite maison, doit nous rappeler, précisément, que la bibliothèque de Dimitri est aussi celle de toute une communauté de bonnes volontés et de passions partagées. 

Du petit cercle familial intime baigné par la lumière du sourire en coin et de la présence de Geneviève , tellement accueillant pendant une vingtaine d’années aux tout proches durant l’enfance de Marko et d’Andonia (dont un Gérard Joulié l’infatigable traducteur, Richard Aeschlimann l’artiste passeur d’artistes, Jil Silberstein le poète et futur grand voyageur), aux piliers et soutiens professionnels de L’Âge d’Homme, tels, déjà cités, Claude Frochaux et Pierre-Olivier Walzer, et les grands slavistes Georges Nivat et Jacques Catteau dès le tout début, ou Freddy Buache passeur de cinéma et directeur de collection, et Dominique de Roux à Paris dès la première heure aussi, ou Alain Van Crugten le traducteur belge de Witkiewicz, la bibliothèque de Dimitri n’a cessé de croître et de se multiplier au service d’auteurs aussi différents les uns des autres qu’un Georges Haldas et un Pierre Gripari, un Etienne Barilier et un Hugo Claus, un Gore Vidal et un Alexandre Zinoviev,  un Alexandre Tisma et un Vidosav Stevanovic anti-Milosevic et un Dobritsa Tchossitch cautionnant celui-ci avant de se faire virer du pouvoir, etc. Mais l’on touche ici à la guerre, et ce fut une autre histoire… 

 Les Michalski, grands passeurs de l’Autre Europe… 

Il y a quelques décennies, donc avant la chute du Mur et du Rideau de fer, marquant l’effondrement du régime communiste que Vladimir Dimitrijevic a fui à vingt ans, l’on parlait des pays de l’Est comme de l’ «autre Europe», dont la littérature est extrêmement présente dans la bibliothèque de Dimitri, mais pas seulement: aux rayons russes de «ma» bibliothèque de Dimitri, et plus précisément aux centaines de volumes ocre des fameux Classiques slaves, se mêlent pas mal de couvertures noires des traductions du russe publiées par Jan et Vera Michalski à l’enseigne de Noir sur Blanc, alors que l’inverse se produit sur le rayon polonais où la dominante noire ou rouge (les œuvres complètes de Slawomir Mrozek) laisse moins de place aux traductions polonaises de L’Âge d’Homme, où Witkiewicz tient la première place. 

Mais c’est bel et bien à l’enseigne de Noir sur blanc que je trouve le merveilleux Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, et que vois-je là caramba : Les Aïeux de l’immense Adam Mickiewicz en deux traduction « concurrentes », aux i de L’Âge d’Homme et chez Noir sur blanc, l’un à côté de l’autre ! 

Tout cela pour dire que le blanc pur des couvertures de la nouvelle collection intitulée La Bibliothèque de Dimitri va faire la somme des diverses couleurs, et qu’avec les mânes du passeur on reprendra sa formule préférée : « On continue… ». 

 Dans les Carnets du passeur, florilège de pensées qui émaillent la dernière partie de Personne déplacée, Dimitri, sous le titre de Question, se demandait ceci : « Je me pose toujours cette question: que feront les gens lundi prochain ? Cesseront-ils d’acheter des livres, ou cesseront-ils d’acheter des choses superflues ? » 

Autant dire que, lundi prochain, vous vous pointerez en librairie pour vous jeter sur L’Inassouvissement de Witkiewicz, fabuleuse plongée dans l’avenir de l’auteur (qui s’est suicidé en 1939 devant l’agression conjointe de la Pologne par les armées allemandes et soviétiques, comme il l’avait prévu) devenu notre présent à de multiples égards; et qu’en bonus vous vous offrirez La colombe d’argent d’Andréi Biély, satire d’une secte folle comme il en a proliféré depuis le début du XXe siècle - et ce n’est pas fini ! Parce que La bibliothèque de Dimitri n’en est qu’à ses débuts sous la direction du dernier bras droit du grand passeur, en la personne de Marko Despot qui connaît la musique et le refrain : « On continue ! » 

 Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. Entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L’Âge d’homme collection Poche Suisse, 224p. 2008. 

Andréi Biély. La colombe d’argent. Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, postface de Georges Nivat. Éditions Noir sur Blanc, La Bibliothèque de Dimitri, 449p. 2019. 

Stanislaw Ignacy Witkiewicz, L’Inassouvissement. Avant- propos et traduction du polonais revue par Alain van Crugten. Editions Noir sur Blanc, La Bibliothèque de Dimitri, 608p.

Dessin : Matthias Rihs.