Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet par Angèle Paoli

Publié le 14 avril 2019 par Angèle Paoli

LA POÉSIE, " UNE VOIX DIRECTE VERS L'HUMAIN "

I ntitulée Les Blessures de Joë Bousquet, la lecture à deux voix conduite par Serge Bonnery et Alain Freixe s'inscrit entre deux dates fondatrices : 1918-1939. L'avant-propos, signé par les deux écrivains, donne quelques précisions sur ces dates : 27 mai 1918 | 3 septembre 1939. Et porte un sous-titre singulier : " une blessure, deux chemins. " Les deux citations de Joë Bousquet choisies pour l'exergue de l'ouvrage évoquent une blessure de guerre et ses maux mais aussi leur " retour ", en écho au verbe " tourner " de la première citation :

" Ma blessure a fait tourner les choses autrement " | " Il n'y a qu'une façon de connaître les maux dont on a été l'objet, c'est d'en provoquer le retour ", écrit Joë Bousquet.

Nous verrons par la suite l'importance qu'accorde Alain Freixe à ces deux mots.

Évoquer Joë Bousquet, ce n'est pas tant de cela qu'il est question ; le propos de Serge Bonnery et d'Alain Freixe - et l'objet auquel ils s'attachent - est d'évoquer le " devenir-blessure " ; de tenter de saisir celui pour qui écrire ne fut pas du tout " devenir écrivain mais bien plus devenir cette chance d'homme qu'est tout homme quand il ne fuit pas son être dans ses pensées ".

Qu'est-ce à dire ? Sinon qu'à partir de la grave blessure reçue le 27 mai 1918 à Vailly, sur le front de l'Aisne, Joë Bousquet n'est pas passé de la vie à la presque mort, mais de sa presque mort à une renaissance. Car la mort, pour Bousquet, approchée de si près, et à laquelle il échappe par miracle, n'en sera que davantage fréquentée, davantage côtoyée et tutoyée. Une mort qui devient ainsi " messagère de vie ".

Cette blessure au combat du 27 mai 1918 signe aussi la fin de l'idylle entre Joë Bousquet et la " jeune femme étincelante " qu'était Marthe Marquié.

Pourtant, à dater de cet événement - la balle qui a perforé " la partie avant du corps cérébral " - " un retournement se produit [...]. Joë Bousquet est projeté hors de lui-même et condamné à vivre sa mort dans la profondeur de sa conscience ", comme l'écrit Serge Bonnery dans l'article " La guerre à l'œuvre | Vailly, 27 mai 1918 ". Dès lors commence une nouvelle vie pour le jeune sous-lieutenant Bousquet. Paradoxalement, la terrible blessure qui entraîne tout aussitôt une paralysie des membres inférieurs, donne naissance à une seconde vie. Ainsi l'écrit Serge Bonnery :

" La blessure du 27 mai 1918 ne tue pas le soldat pour donner naissance au poète. Soldat et poète participent de la même injonction faite à l'homme de vivre en repoussant toujours plus loin ses limites. La vie, comme une expérience de l' illimite. "

De nombreuses années plus tard, dans une lettre datée du 3 mai 1936, Bousquet, se confiant à son ami Carlo Suarès, revient sur les circonstances de sa blessure et écrit :

" Je suis revenu à moi à l'ambulance. Paralysie complète. C'était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l'été pour m'asseoir dans un fauteuil. Je suis impuissant. Bref, tout. "

Cette seconde vie, qui devient celle du créateur de la revue Chantiers, et du revuiste qui travaille aux Cahiers du Sud, celle du poète et de l'écrivain qui s'engage auprès des surréalistes, celle du romancier qui publie nombre de grands romans, celle aussi de l'homme blessé qui " gommait sa blessure ", laisse soudain place à une troisième vie qui voit le jour le 3 septembre 1939.

" Le 3 septembre 1939, jour où l'Angleterre et la France déclarèrent la guerre à l'Allemagne " est aussi le jour de la réouverture de la plaie que Bousquet avait pourtant crue cicatrisée. Le jour du retour de la blessure.

C'est ce retour de la blessure - une blessure ancrée dans la " scène absolue " de l'origine - qu'Alain Freixe interroge dans l'article intitulé " Accident et événement dans la vie et l'œuvre de Joë Bousquet. De la blessure perdue à la blessure retrouvée. Septembre 1939. "

De cet événement imprévu, aussi douloureux physiquement que moralement, Bousquet confie dans une lettre à son ami Jean Ballard, directeur de la revue Les Cahiers du Sud : " J'ai failli être la première victime de la guerre ". Et d'ajouter : " En un mot, je n'ai pas pu supporter l'idée que cela recommençait. Je me croyais plus fort. La guerre, c'était pour moi la mort même de celui que j'avais tiré de mon cadavre. " D'autres commentaires sur le phénomène de la réouverture de sa plaie et des désordres neurologiques qu'elle engendre, jalonnent les lettres écrites à ses amis - Lucien Becker, Jean Cassou, Marcelle et Jean Ballard -, qui montrent à quel point Bousquet fait l'analyse étiologique de ce mal logé dans son corps infirme ; du sens qu'il lui faut prêter à ce retour et de la manière dont il doit l'interpréter. De son côté, Alain Freixe passe au peigne fin les nombreux échanges épistolaires de Bousquet avec ses proches, amis et intimes, balisant son propos de phrases clés empruntées au poète, se fondant aussi sur une approche tant philosophique que psychanalytique (qui lui permet de mieux progresser dans son interprétation du " retour " de ce que Bousquet croyait définitivement clos), empruntant à Lacan l'idée selon laquelle " le réel revient toujours à la même place ".

Une assertion qui se vérifie sous la plume de Bousquet :

" Depuis vingt ans, je ne comptais plus qu'avec mon immobilisation et je l'avais classée ".

C'était sans compter sur la loi vivante du corps.

Cependant, une fois de plus, Joë Bousquet fait face. Il fait face avec une détermination qui lui fait dire : " Il faudra renaître et renaître différent " et, pour cela, en finir avec " la faute ". Celle qui lui faisait considérer son mal comme lié à sa propre " révolte contre [son] sort ". Celle qui consistait à considérer sa blessure comme " une abstraction ". Et en définitive à construire son œuvre littéraire sur un " idéalisme consolateur ".

Selon Bousquet, " la littérature n'est pas faite pour aider l'homme à être ce qu'il est, elle n'est pas une valeur de remplacement. "

Septembre 1939 constitue un tournant dans la vie de Joë Bousquet ; un tournant dans lequel s'engagent indistinctement volonté et destin. C'est là ce qui constitue l'" expérience cruciale ", telle que l'analyse Alain Freixe en déclinant les différentes tournures que prend au passage l'acte de " vouloir être dans sa blessure ". " Vouloir être dans sa blessure ", c'est la dégager de l'accident auquel elle se trouve liée, en la dématérialisant et en l'aimant. Une démarche qui conduit Bousquet à inscrire la blessure dans un absolu et qui lui fait dire : " Ta blessure n'est pas ton attribut. Tu es l'attribut de ta blessure. " Affirmer son " devenir-blessure ", c'est pour Bousquet inscrire la blessure dans l'engagement et s'inscrire lui-même dans cet engagement. Ce changement de perception fait émerger en lui une conception radicale de l'acte d'écrire. En privilégiant la place que l'homme accorde à la vie, Bousquet fait de lui un " être de poésie ". L'acte d'écrire sera désormais pour Joë Bousquet " une révélation que l'on se fait à soi-même, une révélation métamorphosante ". Une façon de faire de sa chair la matière même de son chant et qui " n'élève en lui l'écrivain qu'avec l'obscur dessein de le tuer un jour. "

Ce retour à la vie, cette manière " d'explorer la vie par ce que la vie a de plus invécu, de moins usé, de moins recraché [...] l'exploration de la vie par la vie qui n'a touché à rien, c'est une voie directe vers l'humain, vers de l'humain en formation. " Aux yeux d'Alain Freixe, cela s'appelle Poésie.


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli