La recluse (6)

Publié le 14 juillet 2008 par Sophielucide

   Mon propre cri me réveille en pleine nuit. Ces foutus cachets dérèglent jusqu’à mon sommeil et me ramènent aux cauchemars de l’enfance. Lorsque j’avais une fièvre que je prenais un malin plaisir à faire durer en ramenant vers moi le lourd duvet que ma mère retirait à chacun de ses passages.

Mes rêves psychédéliques, peuplés de formes géométriques colorées et basiques : carrés, cercles et triangles en mouvements perpétuels. Je mesurais mon impuissance face à cette force qui m’écrasait et j’échouais à ordonner ces drôles d’objets qui  jouaient de vitesse dans la lumière crue de l’univers.
La bouche sèche et les paupières scellées, je mets un certain temps pour réaliser où je suis. Je fixe alors la veilleuse au dessus de la porte condamnée. Les yeux grand ouverts à présent, je me souviens de ce rêve que me père m’avait raconté.

Un rêve abstrait comme le mien mais aux couleurs plus douces. Une image furtive et magnifique d’une étoffe blanche qui décrit dans le ciel des courbes au ralenti. Sous ces volutes, les dunes beiges ondulantes. Il me parle de sa fascination pour ce tableau vivant qui l’inclut. Un instant de perfection qu’il revit en redoutant la suite. Il tente de faire durer ce flash le plus longtemps possible juste avant d’essayer de s’en échapper par le réveil programmé. Rien n’y fera, il devra vivre ce cauchemar en entier.

Je vois ces yeux briller sous ces lunettes. Dans un geste pudique, il sort son immense mouchoir à carreaux de sa poche, et s’en sert pour essuyer ses verres. Au passage, il efface subtilement la larme fine qui tentait de perler. Puis il sourit tristement, rechausse sa monture et poursuit son récit d’une voix curieusement affaiblie.

C’était facile, disait-il, parce qu’il revivait chaque soir le même cauchemar. C’était pourtant la première fois qu’il y posait des mots. Il n’en avait parlé à personne auparavant. Suspendue à ses lèvres qu’il humectait pour se donner du courage ou rassembler sa pensée, je retenais mon souffle, partagée entre un sentiment de fierté d’être la récipiendaire de ses confidences et l’appréhension de ne pas être à la hauteur de sa générosité. Je garde le silence ; sa voix, de plus en plus basse me force à suivre sur ses lèvres ce cauchemar qui le hante.

A cette époque trouble, il faisait son armée. Le mot “guerre” ne se prononçait pas, on parlait des « événements ». C’était en Algérie. Ce beau pays dont parlait souvent ma mère en n’hésitant pas à répéter qu’elle y avait passé ses plus belles années. Tandis que mon père n’en parlait jamais. Son mutisme contrastait avec l’enthousiasme décalé de ma mère. Je me doutais bien que le tableau idyllique brossé par elle n’était pas partagé. Mais je n’avais pas cherché à en savoir davantage, plutôt satisfaite que mon père ne verse pas dans ses souvenirs d’ancien combattant pathétique…

Ces deux années s’étaient plutôt bien passées, bon an mal an. Il officiait dans l’armée de l’air en tant que mécanicien sur les avions de chasse. Il aimait son métier qu’il exerçait consciencieusement et qui le protégeait plus ou moins de certaines horreurs qu’il entendait ici ou là de la bouche des paras avinés, devenus juste fous parce qu’ils commettaient leurs exactions ensemble.  Mon père, lui,  comptait les jours avant la quille et son retour en métropole.
Le douze janvier mille neuf cent soixante et un sa vie avait basculé.

Ce matin là, alors qu’il vérifiait un moteur, travail de routine, il avait vu arriver deux officiers encerclant un arabe, visiblement terrorisé et déjà bien amoché. Il avait baissé la tête, les yeux fixés sur le réacteur. Les officiers l’avaient interpellé, joyeusement, l’invitant à les accompagner pour un baptême de l’air spécial. Il n’avait pas osé refuser. Parce qu’ils étaient plus gradés ou parce qu’il était timide, il s’était simplement essuyé les mains et les avait suivi. Il s’était embarqué, jetant un regard à la dérobée au détenu qui lui ressemblait tant. Un des gradés lui avait sommairement expliqué que ce fellagha- là n’était pas n’importe quel bougnoule. Il allait leur indiquer gentiment un repaire d’armes dans la montagne.
Une fois que l’hélicoptère avait pris suffisamment d’altitude et qu’ils survolaient un paysage lunaire et magnifique, l’un des officiers avait ouvert la porte latérale.
Dans un vacarme assourdissant, il avait hurlé : «  Tu savais que les ratons savaient voler ? » et avait, d’un violent coup de pied dans les reins, fait basculer l’arabe hors de l’appareil.

“Lorsque je me réveille, la nuit, de mon éternel cauchemar, j’ai la même réaction qu’alors. Je hurle. Comme un enfant.
Je se souviens du burnous qui n’en finit jamais de flotter au dessus du désert algérien, du léger foulard qui plane entre le bleu du ciel et blanc du sable. Cette évocation me donne des sueurs froides. Je les dilue avec peine dans l’alcool avalé. “Il m’avait confié son secret. A moi, sa fille. Il m’avait demandé de garder le silence. De ne pas en parler. Car ce qu’il ne parvenait pas à se pardonner tenait dans la beauté entraperçue. Les couleurs et matières qui l’obsédaient chaque nuit. Il ne se souvenait pas du visage du fellagha. Ne restait que ce tableau abstrait aux couleurs blanches et bleues. C’était cela qui le rendait fou.
Je lui avais promis que maintenant qu’il avait parlé, son obsession s’atténuerait.
Mais il était trop tard.