P ersonnage mythique et talentueux du monde artistique et littéraire italien de l'après-guerre, la triestine Anita Pittoni s'éteint le 8 mai 1982, à l'âge de quatre-vingt-un ans, à l'hôpital Santa Margherita de Trieste.
" On pourrait [...] définir [Anna Pittoni] comme une sorte d'hybride triestin de Margherita Sarfatti et de Peggy Guggenheim, capable, contre vents et marées, d'insuffler à [Trieste] une respiration littéraire, comme on jette une pierre dans un étang. Cette pierre, ce fut une maison d'édition, Lo Zibaldone, salon où les intellectuels venaient parler et manger " (ainsi s'exprime Simone Volpato, éminent libraire de la Libreria antiquaria Drogheria 28 de Trieste).
Anita Pittoni est notamment l'auteure de proses poétiques aujourd'hui rassemblées par les éditions genevoises La Baconnière sous le titre Confession téméraire [parution le 10 mai 2019].
CONFESSION TÉMÉRAIRE
(extrait)
Je suis une femme dénuée de toute raison, incapable de sentiments. Je ne sais pas nourrir de vrais sentiments, qui plus est, j'ai d'autres défauts. Il suffit que je veuille bien me voir telle que je suis, que j'aie le courage de reconnaître clairement le jugement que l'on porte sur moi et sur mes mouvements pour me sentir toute chamboulée. Franchement, je ne sais pas comment j'ai eu la force de me supporter. Je compile les mauvaises actions : la moindre de mes respirations, mon plus fugitif coup d'œil, la plus douce et bonne parole qui sort d'entre mes lèvres, tout n'est que mauvaise action. Et jamais, au grand jamais, ces mauvaises actions ne sont dirigées contre moi-même. Elles sont réservées aux êtres qui me sont les plus chers. Personne, jamais, ne devrait me croire, quoi que je fasse, et mon geste le plus amoureux, mon geste le plus enchanteur et désintéressé, je vous déconseille d'y croire.
Je m'active, je m'agite, je me démène et me cache derrière des sentiments sublimes. Mais la vérité, c'est que je ne suis rien. Je n'existe pas. Je n'ai aucune consistance. Je ne suis que le centre d'un mouvement, un centre vital sans loi, sans morale, sans éducation, capable seulement de mystifier. Même si je mourais de douleur, ce serait une mystification. En moi, rien n'est vrai, rien ne part d'un sentiment profond, tout provient d'un désir obscur, contraignant, impérieux de mouvement. À chacun son mouvement, et si, pour y parvenir, il faut que j'aie des sentiments, j'en ai, j'ai les sentiments qui sont nécessaires, et si, pour imprimer ce mouvement, je devais mourir, je mourrais, j'irais jusqu'à mourir de douleur.
Je ne suis pas un être, je suis simplement une force qui s'est incarnée, qui s'est concrétisée dans un corps. D'ailleurs, je ne sens pas mon corps physique, ou plutôt je le sens comme un accident du moment. Donc, tout ce qui en dérive est aussi un accident du moment. Voilà ce qu'est ma vie, dans cet accident qu'est la vie que je subis à présent. Les songes aussi peuvent s'emparer de moi, maintenant que je suis dans cette vie, mais quelle que soit la profondeur avec laquelle je ressens les choses, tout reste superficiel, comme ma vie elle-même. Tel est mon tourment.
Il n'y a qu'une mystification dont je n'ai pas été capable : demander pardon, c'est là mon point faible, la preuve que je ne suis pas un être mais une force. Ah ! si seulement j'éprouvais le besoin de demander pardon ! Alors là, oui, je serais moi aussi un être mortel et je pourrais espérer le repos de la mort.
Anita Pittoni,
Confession téméraire, suivi de Cher Saba et La Cité de Bobi, Éditions la Baconnière, 1207 Genève, 2019, pp. 75-76. Préface de Simone Volpato. Traduit de l'italien par Marie Périer et Valérie Barranger.
ANITA PITTONI
Née à Trieste le 6 avril 1901, Anita Pittoni est la fille de Francesco Tosoni Pittoni (1876-1917), ingénieur, et d'Angela Marcolin Bosco (1880-1940), couturière brodeuse.
Anita Pittoni grandit au sein des milieux artistiques de sa ville natale et se passionne très tôt pour l'art textile tant dans le domaine de la mode que dans celui de l'ameublement. Après avoir créé son propre atelier de stylisme, Anita Pittoni confectionne vêtements et accessoires, tissus d'ameublement, tapisseries et tapis, en faisant usage d'une grande variété de matériaux, simples ou précieux, qu'elle prend plaisir à assembler. Elle privilégie des produits naturels comme le chanvre ou le lin, mais aussi des fibres synthétiques (notamment la rayonne), ou des fibres d'origine végétale (tel le genêt). Les techniques qu'elle a acquises auprès de sa mère et à l'école, se conjuguent à un talent artistique personnel et original qu'elle développe par la suite grâce aux nombreux contacts qu'elle a avec des personnalités de l'avant-garde artistique. À Trieste tout d'abord, puis à Milan, et enfin dans toute la péninsule italienne. On lui doit, entre autres créations, celle des costumes de l'adaptation italienne (sous le titre La veglia dei lestofanti) de L'Opéra de quat'sous de Bertolt Brecht (Milan, 1930, mise en scène d'Anton Giulio Bragaglia) ; ainsi que les tissus et panneaux d'ameublement du paquebot transatlantique Conte di Savoia...
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, délaissant sa première passion, Anita Pittoni se lance dans l'édition. En 1949, elle fonde avec Giani Stuparich (son futur époux) la maison d'édition Lo Zibaldone. " Rédigé comme un manifeste littéraire ", le programme éditorial du Zibaldone se donne pour ambition de fixer " les contours complexes de Trieste et de sa région " par la production (dans une collection au format à la fois léger et maniable) d'œuvres originales et universelles qui, par la diversité de leurs sujets, pourraient fournir " un tableau objectif de la physionomie de la contrée julienne, si peu et si mal connue " et être ainsi " un fidèle miroir de Trieste, porte de l'Italie ouverte à l'Europe ". Parmi ses auteurs les plus connus du grand public figurent notamment Umberto Saba, Benedetto Croce, Virgilio Giotti, Giani Stuparich, Italo Svevo et Tullio Kezich...
L'aventure littéraire ardemment menée par Anita Pittoni prendra fin au cours des années 1970.