Sylvie Fabre G., Pays perdu d’avance par Angèle Paoli

Publié le 10 mai 2019 par Angèle Paoli

L'ODE ET LE LAMENTO

L a mère, la montagne, " la vieille enfant ". Tel est le " trio " premier, pilier de la mémoire et de l'affect, sur lequel la poète Sylvie Fabre G. semble avoir fondé sa vie. Trio premier qui contient en son centre le couple indissoluble de la vie et de la mort. Premier et vital, car chacun de ces piliers conduit à l'écriture poétique et porte en lui les germes de cette écriture, les engendre et les ravive. " La vieille enfant " d'aujourd'hui, " orpheline de sa mère ", porte en elle les forces vives de la mère, son monde et son amour, demeurés intacts par-delà la séparation ultime. La mort n'a rien effacé de ce qu'a transmis la mère par sa présence aimante. Mais ce qu'elle a emporté avec elle dans la tombe est sans retour. Avec elle s'en est allée l'enfance de la " vieille enfant ". L'enfance a sombré, enclose sous la dalle. Définitivement perdue. À croire que l'enfant, la seconde du trio " blond brunes ", portait déjà inscrite en sa jeune conscience le sentiment aigu d'un " pays perdu d'avance ". Or il y a l'écriture. Semblable à Énée portant son vieux père sur ses épaules pour éviter de le voir sombrer dans Troie en flammes, Sylvie Fabre G. porte sa mère " sur les épaules de l'écriture. " Par l'écriture de son dernier recueil, Pays perdu d'avance, la poète parvient à redonner vie à ce passé défunt. À redonner sens à un " pays perdu ". Ce pays où l'on n'arrive jamais. Le Grand Pays,

" Quand la lumière tombe,

la mère que tu portes sur les épaules

de l'écriture pour toucher de sa présence

le ciel garde sa réserve spirituelle,

le bonheur des jours créés ensemble. "

Par-delà, avec l'envol, l'enfant fera l'apprentissage de l'exil.

Pays perdu d'avance de Sylvie Fabre G. s'organise tout entier autour de la figure tutélaire et sanctifiée de la mère. Éliane au nom de prophète, née pour tisser et nouer autour d'elle les liens solides, indispensables, pour construire une vie. Liens avec les siens, ceux de son enfance à elle, ces vieux que " la vieille enfant " n'a guère connus, sinon à travers les récits maternels et sa présence chaleureuse ; le trio enfantin que la mère nourrit de ses mots, histoires de neige l'hiver et d'alpage l'été ; l'Oisans, " miroir indivisible de la mémoire | et de la geste familiale ", pays d'origine de la mère, et ses falaises abruptes, propres à forger les caractères jusque dans les contrastes qu'elles font naître :

" La masse de la montagne n'était-elle pas

le contrepoint à l'aérien délicat de la mère ? "

La mère, une figure idéale, équanime, même au plus fort des malheurs. Profondément croyante ; cultivée et sage. " La vieille enfant ", ainsi que sa sœur aînée ou le petit frère, suivent la mère dans ses gestes, partagent entre eux la même fascination pour sa langue et pour ses récits. Plus en retrait, le père, homme du Sud, avec son vécu d'immigré italien, sa personnalité construite sur le travail, sur le sens du devoir, sur l'économie des mots. Deux êtres. Un père une mère, en de nombreux points dissemblables, dont on pressent qu'ils ne sont pas vraiment assortis dans leur quête du bonheur ; qui cependant vivent ensemble, se conformant au choix initial du mariage. Chacun porteur de sa propre histoire. Il faudra du temps à la poète pour reconstituer le pays manquant et pour s'approprier l'autre langue. Tout cela fait partie de la matière/manière poétique de Sylvie Fabre G., dans la langue talentueuse et fluide qui est la sienne.

Pays perdu d'avance porte déjà en son titre la marque implicite d'une nostalgie, sinon d'une douleur inconsolable, d'une fêlure liée à la perte. Cela n'a pas échappé à Fabrice Rebeyrolle dans les peintures qui accompagnent la parole poétique de Sylvie Fabre G. : des compositions abstraites d'une grande force tellurique, strates, taches, carrés sombres, trouées de jaune dans l'opacité des masses. Des peintures où cependant la couleur prédomine. Sept si l'on inclut dans la totalité des peintures la première de couverture, d'un bleu dense et soutenu où s'enfuient des ocres en errance.

Les mots, ceux de la poésie avant tout, ont-ils un pouvoir de résilience pour la poète ? Il me semble pouvoir répondre que oui. Même si la quête, qui se lit d'un poème à l'autre, s'avère difficile, voire improbable. Ainsi dans cette strophe où la poète évoque sa démarche :

" Orpheline aujourd'hui de mon rêve et de sa réalité,

j'en rassemble autour de moi les brins épars

pour retrouver dans le poème ses paysages

sans raison, ses visages aux éclipses insensées,

et je fouille tenace la réserve du sans oubli

dans le fol espoir d'une palingénésie. "

Ou encore, quelques pages plus loin, dans cette interrogation lucide et quelque peu inquiétante, et dans la réponse philosophique qui en émane :

" [...] N'ai-je fait que

transmuer la vie en poème pour y garder

tous les aimés puis lâcher prise ? Le perdu

comme l'amour et la mort est sans rémission. "

À lire ces quelques vers cueillis au hasard, on acquiert l'assurance que la poète chemine. Non seulement dans sa mémoire - porteuse de souvenirs qui nourrissent l'écriture et l'ordonnancent -, mais aussi au tréfonds d'elle-même. Les mots irradient d'un pouvoir secret, d'une magie rare et précieuse, qui agissent comme les eaux souterraines de torrents charriant images de mort et de vie, indissociablement soudées l'une à l'autre. Ainsi de tant d'autres appariements qui ponctuent ses vers. " L'ici et là-bas " | " le vécu-rêvé " | " livrée ", " délivrée " | " l'ode et le lamento ", " espoirs ", " désespoirs "... " à vivre et à mourir "... C'est sans doute cette réflexion continue sur la mort et sur son double impossible, l'amour, qui assure à la poésie de Sylvie Fabre G. sa force de haut lyrisme. Fidèle à elle-même et à son vécu de la poésie, la poète offre au lecteur un recueil d'une densité rare, d'une émotion authentique, née d'une réflexion intime qui s'interroge sur les raisons de sa propre existence et se nourrit du dialogue suivi qu'elle entretient avec elle-même. Avec la vie, avec la mort. Dialogue aussi avec la mère :

" Ma place ici et dans le cosmos me restait

incertaine. Qui étais-je ? Où était ma pensée ?

Où mon être entier ?

Les yeux de la mère

coloraient d'un azur inaltéré mon exil qui tintait

haut dans l'étude la marche ou l'amitié

mais leur mélancolie s'effrayait de tout abandon. "

En contrepoint, dès l'exergue, les mots du poète François Cheng ouvrent la voie à la confiance retrouvée ; et peut-être même, grâce au médium de la poésie, à une forme de résurrection à laquelle la poète aspire malgré les doutes qui la tenaillent. Chez François Cheng, vie et rêve se conjuguent ainsi, dans la continuité du passé et du futur, qui assurent à la vie son possible renouveau :

" Mais ce qui a été vécu

sera rêvé

et ce qui a été rêvé

revécu ".

Pays perdu d'avance, tel qu'agencé par Sylvie Fabre G., est d'une puissante beauté. Un recueil qui s'inscrit dans une tradition tant littéraire que musicale, perceptible dans l'ordonnancement même de l'ouvrage. Un triptyque construit sur une ascendance. Mort et résurrection. La richesse du champ lexical, emprunté aux domaines culturels que la poète affectionne, nous conforte dans notre approche. Litanie / lamento / fuga / chant / envoi / finale / romance / aria / ode...

Sous la plume de la poète, la " romance " de la mère se transmue en ode à la mère, volet initial et volet final de l'ouvrage se répondant en écho : " Quand la lumière tombe " | " Quand rayonne la nuit ". Deux sections portant un sous-titre identique : Litanies de la vieille enfant. Compositions en quintils (24/23), et en italiques, encadrant la partie centrale du tableau : " L'oiseau avec sa romance ", sous-titré " chant ". Introduit par un " envoi " constitué de quintils, le chant central étant suivi d'un " finale ". À l'intérieur, le chant central déroule ses douze sizains. Un ensemble placé sous l'égide de Pier Paolo Pasolini, comme en attestent ces vers en épigraphe :

Oh, quand les hirondelles volent,

elles montent si haut crier sur les toits...

L'hirondelle ouvre la voie, figure aérienne qui apparie mère et fille :

" Dans l'infusion continuelle de sa lumière | je devenais la virevoltante hirondelle ", les termes " romance " et " litanies " conférant à l'ensemble de l'ouvrage sa double tonalité. Relié aux récits de la mère, le terme " romance " évoque le monde tel que narré par la mère à ses enfants. Cousu de mythologies rêvées et vécues, il renvoie à la narration idéalisée de l'enfance, son Grand Pays, ses bonheurs partagés, ses figures anciennes croisées avec celle de la " jeune mère ". C'est dans cette " romance " que se vit la relation fusionnelle mère/fille/hirondelle, ancrée dans un passé mythique, désormais inaccessible. Le terme " litanie " imprimant à l'ensemble de l'œuvre sa tonalité élégiaque. Le retour d'une note plaintive dessinant tout au long des quintils une frise mélancolique. C'est que chaque strophe prend appui sur le premier vers (reprise de l'intitulé de chacun des volets) :

" Quand la lumière tombe " | " Quand rayonne la nuit " (on remarque au passage la structure subtile du chiasme qui joue sur un double contraste : " lumière " | " nuit " ; " tombe " | " rayonne ").

Quant au panneau central de la " romance ", il est rythmé par le retour récurrent des mots entre parenthèses (Je me souviens). Souvenir probable du titre éponyme de Georges Perec. Encarté dans le panneau central, le cinquième chant est lui tout entier consacré au poème " Dans la bibliothèque de ma mère ", un ensemble de huit sizains, scandé par le retour anaphorique du vers initial.

À l'évidence, la vocation lyrique de Sylvie Fabre G. est inspirée et portée par toute une stratification culturelle, acquise de longue date. Forgée à même les mots et les récits de la mère. Renforcée plus tard par les lectures puisées " dans la bibliothèque de la mère ". Puis élargie par les études et par le travail de l'écriture. La poète est bien de longue date une poète de l'écrit, dispensatrice de sens. En atteste sa langue fluide qui coule au long des vers sans rupture ni écueils.

D'aucuns pourraient penser que la poète se complaît dans la souffrance qui est sienne - exil et perte -, inguérissable. Ce qui serait sans doute vrai si la mère n'avait pris garde de protéger " la vieille enfant " de cette tentation désespérée :

" Quand la lumière tombe,

dis non aux fausses consolations du vide,

choisis l'empreinte, et consens avec elle

au départ au legs joyeusement insensé

de la vie à d'autres vies.

" Quand la lumière tombe,

ta mère, même morte, te demande la lune :

"Continue à faire briller pour moi la lampe

de la vie, brillante comme les lucioles jadis

au cœur des choses vues, et à réinventer. ""

Sur les pas de la mère, ou en écho spirituel avec elle, François Cheng, le maître aimé, aurait-il conduit la poète jusque dans sa vérité ?

" Quand rayonne la nuit,

n'est-ce pas elle ta morte, nouvelle Eurydice,

qui a donné ce souffle orphique à ta main pour écrire

l'aria de l'apparition dans la disparition ?

"Tout est perdu, oui et tout est retrouvé." "

Il y aurait certes encore beaucoup à dire de cet ouvrage et de l'alliance étroite qui s'y noue entre l'ode et le lamento. Mort et résurrection. Mais, parvenue à cette étape de ma lecture, je reste sans voix tant la beauté de ce poème m'étreint. Je m'efface et cède à d'autres le soin de poursuivre le dialogue avec la poète.


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli