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Florence Noël, Solombre par Angèle Paoli

Publié le 27 mai 2019 par Angèle Paoli

" LA CÉDILLE DU ÇA "

S olombre. Serait-ce, inconnu, le toponyme d'un pays oublié ? Celui d'une région perdue dans les ombrés des cartes ? Ou peut-être la dénomination d'un espace de solitude, intime et intérieur ? Solombre. La désignation d'un espace onirique, un lieu en demi-teinte, une pénombre, un chiaroscuro ? Mi-ombre mi-soleil. " [M]i-neige et nuit de moitié ". Un lieu de contraste violent, tout aussi bien, livré à l'oxymore, tel que le suggère le poète Octavio Paz dans quelques vers d' Expiration :

Soleil de l'ombre Solombre aveuglante

[Sol de sombra Solombra cegadora]

Mes yeux vont enfin voir l'inentrevu

Ce qu'ils perçurent sans le percevoir

Le verso des visions et la vue.

Solombre. Un titre choisi par Florence Noël, en écho à Octavio Paz que la poète cite dans l'épigraphe de son dernier recueil. Dans le sillage d'Octavio Paz, la poète tente de débusquer ce qui s'éclipse à la vue, ne serait-ce que l'espace d'un instant ou le temps d'un poème. Fixer l'image saisie sur le vif. Formes mouvements rumeurs couleurs, glyphes et paraphes inscrits sur la page. Impalpables et fuyants comme les frimas ou les flocons de neige. Des tableaux de genre d'où émergent, mystérieux et noyés de brumes hivernales, ces paysages de novembre, balayés de bourrasques, paysages du Plat Pays traversés par les vents du Nord. Mer terres et ciels s'agrègent sur des horizons effilochés de pluies. Paysages d'un autre temps, médiéval peut-être, un temps de mémoire pour dire le passage du temps, de la vie à la mort. Nuit cloches fleuves. Parfois surgit une ombre, la silhouette d'un homme seul traversant les champs à cheval, longeant des routes silencieuses. Il est là, dès le poème d'ouverture, qui chevauche : " c'est l'homme avançant vers sa mort / mourant aux autres... ". Et la lectrice que je suis va l'amble à ses côtés, certaine de chevaucher dans des contrées similaires à celles des toiles de Brueghel, paysages bleuis de neige :

" tantôt la nuit éteint son aile

arase les labours ridés d'argent

une corneille y craque

le silence

entrouvre le noir

grisé de sel

des fossés friment la mort

là dort l'appétit

d'une nuit sans pareille ".

La nuit, tout au long de cette première section - car il y en a une seconde, intitulée " Fourbure " -, la nuit égrène sa présence. Fuites et ressacs, déferlements. Le leitmotiv sillonne ses flux, ses efflorescences. D'un poème à l'autre. Et livre sa part d'ombre et sa part de plaintes. " La nuit fuit " / " la nuit reflue " / " la nuit s'étiole " / " les nuits nubiles "... La nuit dans ses extravagances, la nuit et ses excès :

" fastueuse nuit

terrassière sous

la lame d'une lune

revenue des enfers ".

Pourvoyeuse de " matin noir ", l'aube parfois point, qui fait " effraction " sous les " portes closes ". Sombres, les images de novembre sont marquées du sceau de visions douloureuses, solitude et deuil, doléances mordues de silence. " [N]uits rompues par fuites / et ferments. " La poète à l'affût s'arrime au déroulé de " l'heure blanche ", avide de ses menus mystères ; elle interroge le " dire la rage lente des feuilles / pour déchirer leur pulpe ". Derrière ces dits de givre se glisse cet autre que l'on attend. L'" homme revenu / des confins " ; l'amant au " pelage/albinos ". Le " tu " vacille, d'elle à lui ou d'elle à elle :

" tu dis c'est l'heure jaune ".

Ou encore

" c'est le jaune de l'heure que tu cherches ".

Un " tu " qui transparaît aussi dans le nous :

" aux fenêtres

nous épinglons des astres

trions les ciels des cartes

jouons sur les morts...

alors nous retournons le portrait

face au mur ".

Ou encore, naufragé de sa solitude, ce " nous ", sombré, é/perdu :

" et nous

absents d'étreintes

flottant à demi-mot

sur la tranche des lèvres ".

La nuit. Quelle est celle qui existe vraiment ? interroge la poète. La nuit ne serait-elle pas rien d'autre qu'un alibi du rêve, qu'une antichambre du néant et de la mort ? Des bruits et des rumeurs diffusent des messages nocturnes que seule la dormeuse semi-éveillée parvient à décrypter. La nature elle-même, démunie et gelée, souffre de ses blessures. Enclos dans une même prison glacée, les hommes et les arbres éprouvent une même difficulté à vivre et à aimer. Sentinelles de miséreux aux gestes inaccomplis, ils partagent une même pauvreté de corps et d'âme. En réponse à la supplication lancée dans la tristesse surviennent l'insecte et ses " battements d'ailes ", en signe minuscule d'espoir.

" coi de tristesse

féconde

un insecte joue

sur ma joue

le parfum sec

des battements d'ailes ".

Je ne saurais dire en quoi, au juste, les poèmes de " Fourbure ", la seconde section du recueil, diffèrent de ceux de Solombre. Peut-être la mélancolie de " Fourbure " y est-elle plus douce, plus apaisée ? Peut-être aussi ai-je moi-même inconsciemment renoué peu à peu avec les paysages noyés du Nord, " alliance de densité / entre ce ciel lourd et cette bombance / spongieuse du sol... " ? Avec ces tableaux de genre où solitude et silence se disputent l'hiver.
Affleurent dans " Fourbure " de semblables variations sur la lumière, captatrice de l'instant, confrontée le plus souvent à des zones d'ombre. Mais davantage encore à la pesanteur. Laquelle prend toute son ampleur et sa force sous la plume de la poète Mimy Kinet, citée en exergue :

" La lumière prenait appui sur ses épaules

il ne savait pas comment se décharger de cette grâce... ".

Pour Florence Noël, la " fourbure " est corrélée à l'écriture. Et la fatigue d'écrire à la vacuité du dire :

" je n'ai rien d'autre

à vous dire

que le verbe qui s'écaille

dans ma main de labeur ".

Comment se libérer de cette fatigue de dire, de ce " faix " trop lourd, lorsque les mains s'épuisent de tant de mots fourbus, de tant de lassitude à poser sur la page " le verbe qui s'écaille " ? Pourtant la griserie est sensible, qui gagne la poète, à recourir aux mots, parfois les plus insolites et les plus précieux, les plus innovants et rares - " on écueille/les rigoles ". En aède accoutumée au chant, la poète inventive joue avec les mots, leur proximité sonore, les glissements de sens, dépoussiérant leur étymon latin - " les humeurs / y percolent " ; la " parmélie ", sa forme de bouclier rond - et, en arrière-plan, l'idée de la couleur parme qui se glisse. Et annonce peut-être le " mauve " qui, quelques pages plus loin, gagne le ciel du soir.

De ces polysémies singulières irradie un mystère plus grand encore, comme dans ces trois vers :

" c'est tue que

je m'évertue

à chanter ".

Que dire de l'énigme portée par la vanité de la " tentation de la fatalité " ?

" car rien

jamais

n'égalera la misère de Job. "

Quant à la " fourbure ", l'image en est disséminée à travers nombre de variations sonores - " fêlure ", " engelures ", " nervure ", " froidure ", " déchirure "... Une image reprise aussi dans son sens premier, de façon allusive chaque fois qu'il est question de marche, de pieds, de pattes et de trot. Ainsi de ces quatre vers où le terme " avaloir " désigne la pièce de harnais à l'arrière des cuisses des chevaux...

" on écueille

les rigoles

les avaloirs

ces yeux noirs

d'une terre aveugle ".

La poésie de Florence Noël ouvre des sentes de lectures inépuisables et tout un chacun peut y cheminer à sa guise, avec sa sensibilité propre. Le livre refermé, la nuit s'efface, laissant la poète à sa fatigue inachevée, aux gerçures qui couvrent au matin les pages " d'une calligraphie joyeuse " - ces " mystiques méconnues / que gel et nuit fendillent ". Persiste alors cette interrogation latente qui filtre à travers mots : que restera-t-il des mystérieux écrits desséchés ? Sans doute ne laisseront-ils percer que très peu de soleil tandis que la poète, elle, qui ne souhaite rien dire d'autre que ce peu qu'elle nous livre, se réduira à moins que " la cédille du ça ". Ainsi se clôt la boucle amorcée dans " Fourbure ". Perdure la présence poétique d'un recueil dont la force à mes yeux n'a d'égale que la grande beauté.


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Florence Noël, Solombre  par Angèle Paoli



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