Elle se sent seule, Karine

Publié le 01 juillet 2019 par Legraoully @LeGraoullyOff

Toute ressemblance entre les protagonistes de cet article et des personnes réelles serait purement fortuite et strictement indépendante de la volonté de l’auteur.

Elle se sent seule, Karine. Pourtant, en général, elle était bien, à tailler le bout de gras avec ses copines dans ce salon de thé feutré qui fait aussi pâtisserie : les gâteaux sont un peu trop sucrés, mais le café y est bon, et puis l’important, c’est de se retrouver entre filles. Mais là, c’est plus comme avant. Et ça fait bien deux semaines que ça dure.

Elle se sent seule, Karine. Pourtant, d’habitude, elle a toujours quelque chose à dire pour alimenter la conversation, qu’on parle de politique, de musique, de cinéma ou autre… Parce qu’il ne faut pas croire : elles ne parlent pas de chiffons ou de maquillage comme l’imaginent les machos, non, c’est pas leur genre. Elles ne parlent pas non plus des enfants : ce moment-là, qui est leur moment à elles, elles oublient les gosses qu’on a laissé chez Mamie ou chez la nounou s’ils sont encore petits ou à la maison s’ils sont déjà grands ; on laisse les soucis à la porte du salon de thé et on discute peinardes, entre filles. Mais là, aujourd’hui, elles n’ont même plus besoin des gamins pour que la conversation soit infantile.

Elle se seule, Karine. Elle se sent seule parce qu’elle est la seule à ne pas pleurer, à ne même pas ressentir un microgramme de tristesse : elle s’en fout, de ce dont les autres parlent, elle ne comprend même pas que ça puisse les intéresser. Elle n’a jamais aimé le sport, Karine : ça se voit un petit peu, elle est la plus ronde du groupe, mais elle s’est toujours sentie intégrée malgré tout. C’est que ça ne l’empêche pas d’être belle pour ses quarante piges, même que la grande Ghislaine lui envie ses hanches. Mais là, aujourd’hui, elle se sent mise de côté : elle comprend mieux ce que ressentait son fils quand il était petit, quand il était seul de sa classe à ne pas aimer le foot et tournait en rond dans la cour de récré.

Elle se sent seule, Karine. Le foot, le foot, le foot ! Il y a à peine cinq ans, quand elles se sont connues, elles s’en fichaient toutes éperdument, elles juraient leurs grands dieux que la victoire des Bleus en 1998 ne les avaient absolument pas converties. Mais là, voilà deux semaines qu’elles n’ont plus que ce mot-là à la bouche, tout ça parce que les médias leur ont rappelé subitement qu’il y avait aussi un mondial féminin et que la France avait même son équipe féminine nationale. National, quel vilain mot ! Depuis deux semaines, les réunions entre copines lui rappellent presque les conversations de son connard d’ex-mari (le père de son fils) avec ses copains supporters sur le zinc du bar PMU, il n’y manque plus que les odeurs de Kronenbourg. D’ailleurs, cet abruti s’est mis lui aussi à s’intéresser tout à coup au foot féminin, même qu’il lui a éructé, l’autre jour, alors qu’elle le croisait par hasard : « Avant, j’étais un gros con de supporter, aujourd’hui, je suis un militant féministe ! » Tête de veau, va !

Elle se sent seule, Karine. Elle ne reconnait plus ses copines qui se moquaient des gros beaufs fans de ballon rond. « Tous les supporters ne sont pas des gros cons, mais tous les gros cons sont supporters », disait encore Marie-Pierre il y a un an. Et bien aujourd’hui, Marie-Pierre, elle chiale comme si on avait éventré sa fille sous ses yeux ! Karine n’ose même pas répondre aux énormités qu’elle profère : « Tu te rends compte de l’impact que ça aurait eu pour les droits des femmes si les bleues avaient gagné ? » Tu parles ! En 1998, tout le monde martelait à qui mieux mieux que la coupe du monde avait été gagnée par une équipe black-blanc-beur, ça n’a pas empêché les Français de voter Le Pen quatre ans plus tard ! Si tu crois que ça aurait fait perdre au footeux ivrogne de base le goût de tabasser sa femme ! C’est justement pour ne pas finir comme sa cousine, morte sous les coups de son mari supporter frustré par la débâcle de 2010, que Karine avait sauté le pas et quitté son connard de mari qui doit être trop content, en ce moment, de penser que le foot reste une affaire de mecs en France. En Amérique, il parait que le soccer, comme ils l’appellent là-bas, est perçu comme un sport de gonzesses : c’est dire si ce n’est pas la victoire de leur équipe qui va dissuader Donald le connard de rogner toujours plus le droit à l’avortement !

Elle se sent seule, Karine. Elle en est à espérer que la passion du ballon rond passera à ses copines aussi vite qu’elle leur est venue. Et, à une heure où les produits dérivés d’une célèbre course cycliste envahissent déjà les magasins, elle prie pour que personne, mais alors personne, ne s’amuse à recréer le Tour de France féminin ! Elle se sent seule, Karine…