Mon cher Victor,
Ce matin, en me levant, je me suis dit que je m'étais privée d'un plaisir tout particulier. Ah oui ? Et lequel ?Très récemment, je t'ai raconté mon
dernier jour à l'école de C. mais j'ai omis un moment tout à fait agréable : le goûter ! Aaaaahh
! Comme dans de nombreuses classes, j'avais choisi de faire un petit goûter pour fêter la fin de l'année avec mes CE2-CM1. Et
au lieu de faire ça dans la classe, nous avons fait cela sur la pelouse de l'école. On avait les verres, les assiettes en carton, les gâteaux, les bonbons, les boissons...
Il faisait beau. Les fourmis venaient chatouiller les pieds des gamins en sandales, d'où des crises d'hystérie collective. Certains étaient de service, prenant leur rôle très au sérieux. J'étais
détendue. Eux aussi. Je sais qu'en théorie, cela n'a rien d'exceptionnel, ce que je raconte là. Beaucoup de maîtres et maîtresses (tous ?) font un goûter pour le dernier jour de classe. J'imagine
que pour moi, c'était différent : mon premier goûter de maîtresse qui s'en va, mon premier départ d'instit' bien accrochée à ses élèves... Ils étaient tous serrés autour de moi, plus ou moins en
rond. J'avais beau leur dire de s'écarter, que nous avions toute la pelouse pour nous tout seuls, ils étaient là, agglutinés autour de moi. Ou... Autour des
bonbons ? Oui, peut être... Vas-y, casse moi mon rêve, Victor ! Bref. On était bien. On a parlé de tout et de rien. J'ai fait des plaisanteries. J'étais légère. Eux aussi. J'étais
légère et heureuse, heureuse de partager ce moment avec eux, avec eux tous.
Nous nous sommes empiffrés de gâteaux et de bonbons, nous avons beaucoup ri. J'ai encore en tête leurs bouilles pleines de chocolat, leurs rires étouffés par le Coca-Cola, leur joie de vivre. Et
puis il a fallu rentrer et faire les cartables, pour la dernière fois. Bonjour tristesse. Les remercier pour cette année passée avec eux, parce que je pense sincèrement que l'enrichissement va
dans les deux sens. Ils m'auront beaucoup aidée, tous, à me faire rire quand j'avais envie de pleurer, dans les moments de doute. Ils n'en ont pas conscience, bien sûr, mais ils ont été mes
tout premiers élèves, tous ces loulous... J'ai donné mon adresse à ceux qui la voulaient, c'est à dire qu'ils se sont tous précipités sur le papier de brouillon pour l'écrire, promettant que
"Maîîîîtreeeeesse, je vais vous envoyer une carte de mes vacaaaaaaaances !". Sourire. Et puis il arrive un moment où il faut se dire au revoir. J'ai embrassé les plus demandeurs, caressé la tête
des plus pudiques. Ils sont tous sortis. Derniers roulis des cartables, éclats de rire qui chantent. "C'est les vacaaaaaaaaaaaances !". Et puis il y avait ces mamans à la sortie, venues me
remercier et me saluer. Me souhaiter bon courage pour cette nouvelle aventure brigadesque. "Vous lui avez beaucoup apporté, vous savez... Merci.". J'accepte les bouquets. J'ai l'impression
d'avoir gagné le Tour de France ou je ne sais quelle compétition fleurie. Et puis plus personne. Le vide de la classe, les affiches à décrocher, mes affaires à rassembler. Blues. Inéluctable.
Mais ce n'est pas ça que je retiendrai. Au fond, les cartables qui s'éloignent, les casiers vides, la classe nue, c'est triste à pleurer, et je veux garder leurs sourires édentés, leurs
visages barbouillés, leurs gargouillis de Coca-Cola... Oui, vraiment, c'était bien, ce goûter sur l'herbe.