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Villégiature à Suresnes... -4- Un mort...

Publié le 21 août 2019 par Perceval

Pour la suite, de ce véritable vaudeville, la connaissance d'autres personnages, me semble nécessaire :

- Molaert, exégète belge, « se réclamait d’un hellénisme transcendantal, (...) parlait le cophte et le sanscrit, par surcroît, disait-il, était venu à Paris, il n’y avait pas un an dans l’intention de prêter ses lumières à la renaissance triomphale du catholicisme... Il était présentement engagé dans un duel, pour lequel il devait se préparer...

Madame Gougnol : ''la Gougnol'', est la directrice à Montmartre d’une boîte dénommée le Théâtre Fontaine ; chez qui Molaert « vécut donc chez la Gougnol des jours consolateurs de toutes les disettes et de tous les déboires passés. », alors qu'il quittait sa femme enceinte...

- Un sculpteur, ancien ami de M. Truphot, avait atterri ici : - malade, après que deux médecins se soient disputés à son chevet, c'est Morbus qui tentait de le sauver ...etc

- Morbus : le docteur ès ésotérisme, ''sauve'' non pas avec de la vulgaire thérapeutique mais avec des passes et des incantations.

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Suite des extraits :

L’Exégète belge n’avait pas cru pouvoir mieux choisir qu’en désignant comme témoins, Siemans, un compatriote, et le noble comte dont le nom jetterait sur cette affaire un lustre indéniable.

- L’adversaire de Molaert est un lâche, disait Fourcamadan; le voilà qui se dérobe piteusement. Il excipe que notre client n’est plus qualifié pour faire tenir un cartel à qui que ce soit. Alors, mon cher, nous allons porter la chose devant un jury d’honneur. Et nous vous avons choisi comme arbitre.

- Que ton incorporel résiste à l’attirance du Super-Monde... Les nitidités astrales ne doivent pas encore aspirer ton entéléchie... Que l’influx de mon rayonnement diffuse dans ta dolence la luminosité du pollen cosmique et curateur...

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C’était Morbus qui continuait ses passes et ses exorcismes. La cloche du dîner sonna comme il descendait enfin, très rouge, remettant en hâte la redingote qu’il avait enlevée pour gigoter bien à l’aise. Il ne pouvait pas rester, non, la Truphot lui faisait beaucoup d’honneur en l’invitant, mais après ces séances, outre qu’il était exténué, il devait se maintenir à jeun, sous peine de perdre son pouvoir de médium: car l’émanation occulte qu’il hébergeait ne pouvait entrer en contact avec de viles nourritures. Un autre jour, il se ferait un plaisir de revenir. D’ailleurs on pouvait être sans inquiétude, le malade était sauvé. Et il demanda seulement à la veuve si elle ne possédait pas, par hasard, un bout de ruban violet, un cordonnet quelconque, car il avait perdu là haut ses palmes académiques. Un mauvais tour, sans doute, de quelque esprit plaisantin. La veuve donna un vieux ruban de corset, et il partit, après avoir refait le nœud de sa rosette, en serrant les mains de J. H. et de Modeste Glaviot qui, venant du jardin, rapatriait à pas lents sa déconfiture.

On ne pouvait pas se mettre à table, car la comtesse et Sarigue ne s’étaient pas encore fait paraître. Puis la cloche du dîner n’avait pas ramené non plus Siemans qui était allé faire un tour durant l’après-midi. Il sonna enfin, accompagné de Molaert lui-même, qu’il amenait dîner, tous deux les bras encombrés d’articles d’escrime, fleurets, masques, plastrons, gants à crispin, sandales. Ils avaient même une boîte de pistolets de combat.

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- Demain, dès la première heure, dit Siemans à J. H., nous allons faire des armes; il faut que Molaert s’entraîne dur et puis quand il sera sûr de son coup, il giflera en plein café le bonhomme de la Gougnol qui est cause de tout; alors celui-ci sera bien forcé de marcher.

Ce dont il ne se vanta point, c’était d’une scène affreuse dont ils avaient été victimes près des cafés du pont. Ils s’étaient heurtés subitement à la femme de Molaert qui avait dû, pour ne pas périr de faim, utiliser sa maternité en se plaçant comme nourrice dans une famille bourgeoise. A la vue de son mari elle avait laissé là l’enfantelet qu’elle poussait dans une petite voiture et s’était jetée les ongles en avant à la face du Belge. Tout en prenant les consommateurs des terrasses à témoins, elle l’avait traité de sale entretenu, de marlou, etc.

- Si ce n’est pas une indignité, hurlait-elle, moi qui suis d’une bonne famille, dont le père est commandant de la garde civique à Molenbeck, je suis obligée de vendre mon lait, pendant que ce cochon, mon mari, vit aux crochets d’une gaupe...

Les deux hommes avaient dû fuir sous une averse de huées et devant l’approche des torgnoles, car la foule avait pris parti pour la femme. Siemans et Molaert en étaient blêmes encore.

Comme le couple Sarigue ne descendait toujours pas, la Truphot monta frapper à leur porte en les traitant de paresseux. Au bout d’un quart d’heure, on les vit venir, les yeux battus, les joues vernissées par la salive et les succions d’amour, mais très dignes l’un et l’autre. Alors une scène inénarrable eut lieu. A leur vue, la veuve entra en ébullition; une flambée de pourpre irradia sa face parcheminée, cependant que des frissons secouaient son buste maigre. La tête penchée en avant, elle avançait et dérobait le cou, cherchant sans doute à ramener du fond de sa gorge une salive que l’émotion avait fait disparaître.

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Et tout à coup, elle se précipita, se rua sur eux, les flairant, les frôlant avec des délices visibles, leur prenant les mains, les approchant pour les réunir, après avoir dessiné dans l’air un geste qui commandait le silence. Alors, debout devant eux elle se mit à détailler d’une voix volubile quoique chevrotante tous les défauts du comte de Fourcamadan. Leur sort l’attendrissait, elle, qui voulait voir tout le monde heureux; elle qui ne pouvait souffrir, près de soi, le marasme sentimental des gens ayant mal convolé. Et son émoi était tel que ses phrases s’entrecoupaient d’une abondante larmitation. Oui, le mari était joueur, coureur et quelque peu aigrefin. Par surcroît, il avait des maîtresses, toutes les souillons des petits théâtres montmartrois qu’il entretenait avec l’argent soutiré à sa belle-mère. Certes, la comtesse qui était jeune ne pouvait consentir à lier pour toujours sa vie à celle d’un si triste monsieur. Par miracle, elle avait rencontré Sarigue, un cœur généreux et chevaleresque qui avait beaucoup souffert, mais que le malheur avait ennobli. Dignes, ils étaient l’un de l’autre. Et, elle, la Truphot, aurait la consolation d’avoir coopéré à réparer une monstrueuse iniquité du sort, de leur avoir donné le bonheur. Oui, leur mère leur avait octroyé la vie sans savoir; elle les gratifiait du bonheur, ce qui était bien davantage... Désormais,[194] s’ils n’étaient point des ingrats, ils n’oublieraient pas sa maison...

Elle fit une pause, pendant laquelle elle étancha son ruissellement, puis brusquement questionna:

- Voulez vous être fiancés par moi? Voulez-vous, devant nous tous, prendre l’engagement définitif d’être l’un à l’autre jusqu’à la mort, en attendant que j’aide de tout mon pouvoir au divorce que nous sommes assurés d’obtenir?...

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La comtesse et Andoche Sarigue, enchantés de leur essai préalable, se regardèrent. L’oariste entre ces deux futurs époux fut très court. Un sourire marqua la bonne opinion qu’ils avaient l’un de l’autre et la haute estime en laquelle ils tenaient leur savoir et leur entraînement réciproques. Spontanément, lui, d’une voix chaude, et elle, la fiancée, d’une voix timide, répondirent oui.

La paranymphe, alors, se dressa sur les pointes, se recueillit un moment et fit sur leur tête circuler ses bras osseux, en un geste de bénédiction digne de l’antique. Puis elle leur donna la double accolade, durant que J. H., Siemans, Modeste Glaviot et Molaert venaient, à tour de rôle, féliciter les deux amants, que la Truphot avait promis l’un à l’autre avec non moins de dignité que son mari pouvait en avoir mis jadis à distribuer l’hyménée légal.

En ce moment, Justine, la bonne, dépêchée près du malade revint dire qu’il était très tranquille, apaisé désormais, les paupières closes et les doigts roulant les draps de son lit, d’un geste machinal et continuel.

Le dîner auquel Madame Laurent, qui préparait son départ, n’assista pas, fut morne bien qu’un peloton de bouteilles de crus notoires constituassent un abreuvoir stimulant. Siemans, seul, était à nouveau placé devant sa fiole de lait cacheté, car il ne buvait que du lait pour ne pas abîmer son teint ni la roseur de ses branchies. La veuve et Modeste Glaviot paraissaient maintenant accablés. Aussi, dans l’espoir d’écarter l’idée qui pourrait leur venir à l’un et à l’autre d’atténuer l’amertume de leurs pensées en s’appariant et en couchant ensemble, Jules H. déclencha une faconde inaccoutumée.

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Il donna la réplique à la comtesse de Fourcamadan que ses dislocations passionnelles avaient mise en veine, à l’encontre de Sarigue, et qui citait des calembours de son mari,—la seule chose qu’elle regretterait de lui, affirmait-elle. Tous deux réhabilitaient le vaudeville que l’Odéon, du reste, venait de rénover. Mais ils tombèrent d’accord pour honnir le drame ibsénien. La comtesse énonça qu’elle n’avait jamais pu supporter la pièce de Bjornston, où «je vous le demande un peu, sept jeunes femmes viennent affirmer à la queue leu leu qu’elles ont perdu la foi» et le gendelettre lui donna raison. Il voua «le génie fuligineux du Nord» à la réprobation des artistes et des gens de goût. Puis tous deux, par ricochet, se mirent à esquinter Verlaine et à exalter Rostand et Alfred Capus, deux talents bien français au moins ceux-là, et qui avaient réalisé ce tour de force de conquérir le public, de lui nouer les entrailles d’une émotion de bon aloi, en répudiant la langue française et tout esprit inventif. Jules H., aussi, avait trouvé un solécisme dans Baudelaire et un autre dans Mallarmé. Glorioleux il les signala. L’auteur des Fleurs du mal avait écrit dans sa préface: «Quoi qu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris.» Mallarmé dans les Fenêtres parlait «d’azur bleu». Molaert fut, lui aussi, très verbeux. Il expliqua que le sort l’ayant uni à une femme sans culture, à un être fruste, à un « tas quasi informe de vile matière », qui ne comprenait point l’ascèse des pures intelligences vers les sublimités mystiques, il avait dû s’en séparer. La Providence, alors, l’avait fait entrer en conjonction avec Madame Gougnol, un noble esprit, qu’il avait ramené à Dieu, après lui avoir ouvert les yeux sur les splendeurs chrétiennes.

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Tous les deux désormais voulaient vivre d’une existence liliale, dans la contemplation sereine des mystères catholiques, purifiant, rédimant leurs corps souillés, par la flamme ravageante et délicieuse que coulerait en leur être la continuelle lecture, la patiente méditation des textes inspirés. Certes, leurs corps étaient toujours peccables; ils n’étaient point arrivés à conquérir d’un coup l’abstraction des basses attirances, mais avant peu, ils n’auraient plus d’autre contact que les effusions purement spirituelles. Déjà, Madame Gougnol avait chassé la volupté des rapprochements sexuels: elle n’éprouvait plus d’autre joie que d’apaiser son ami encore tenaillé, lui, par l’esprit du mal et les affres de la concupiscence charnelle. Si l’un d’entre eux avait pu sortir ainsi du cycle scélérat où le Malin tient l’humanité prisonnière, c’était une preuve manifeste que Dieu veillait et leur avait conféré la Grâce. Sa guérison à lui n’était qu’une affaire de temps, et ils entreraient sûrement dans la gloire sereine des prédestinés. Ce ne serait plus alors que l’embrassement de deux esprits victorieux, le coït immarcescible des âmes.... Et il citait Ruysbroëke l’admirable, évoquait sainte Thérèse, Marie d’Agréda, saint Alphonse de Liguori, Angèle de Foligno. Mais, comme il finissait d’élucider son ichtyomorphie à l’aide de saint Thomas d’Aquin, la femme de chambre survint, terrifiée.

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- Madame! madame! il est mort! cria-t-elle, effondrée tout à coup sur une chaise, dans une crise nerveuse, pendant que des pleurs convulsifs glougloutaient sur sa grosse face ridée. On courut voir. En effet, le pauvre diable de typhique était trépassé, et, maintenant, la bouche crispée, ses paupières ouvertes montrant la sclérotique jaunâtre des yeux révulsés, il s’agrippait aux draps qu’avait roulés en boudins, pendant une heure, son tic acharné de moribond.

Cela jeta un froid. Modeste Glaviot, Sarigue et la comtesse parlaient de s’en aller et complotaient même leur départ à l’anglaise, d’autant plus que l’endroit était contaminé et que le coli-bacille devait pérégriner bien à l’aise dans cette maison sans antisepsie. Cependant la Truphot fut à la hauteur des circonstances. Elle exigea qu’on la laissât seule après qu’on eût apporté deux bougies, le rameau de buis et le grand crucifix de sa chambre. Alors, elle tomba à genoux et pria longuement, puis quand elle se fut relevée, sanglotante et toute émérillonnée par les larmes, elle manda Siemans et lui enjoignit de courir à l’église, de s’adresser à l’abbé Pétrevent, son confesseur, de le prier de venir et de lui rapporter de l’eau bénite. Elle voulait que le défunt reçût le sacrement pour n’avoir rien à se reprocher. Car Dieu est une Entité très formaliste, il exige que les nouveau-nés, pour être rachetés, soient saupoudrés de sel et traités telle une entrecôte, et il n’accueille les morts, dans les dortoirs de l’au-delà, que si ces derniers ont été préalablement assaisonnés d’huile et accommodés ainsi qu’une escarole. Mais Siemans préféra charger Jules H. de la commission, dans la crainte de rencontrer la femme de Molaert qui avait déclaré « qu’elle saurait bien les retrouver », lorsqu’ils galopaient tous les deux.

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Justement, comme le prosifère ouvrait la porte, une femme exagérément mamelue, coiffée d’un bonnet tuyauté auquel pendait un grand ruban outre-mer, en tablier blanc à poches que gonflait l’hypertrophie de deux énormes mouchoirs ayant dû servir dans la journée à torcher l’enfançon, surgit à l’improviste et irrupta dans la maison. Elle vociférait avec un fort accent belge.

- Où est-il ce sale maq.... cette ordure qui m’a jetée dehors pour se faire entretenir par une guenuche... Je veux l’étrangler... sayes-tu... Il fallut que la Truphot, dont la maigre natte grise s’était dénouée dans son émotion et coulait derrière son dos, à peine plus grosse qu’un lacet de soulier, lui expliquât qu’il y avait un mort dans la maison, lui promît de s’occuper d’elle et lui donnât vingt francs pour qu’elle consentît à s’expédier dans les lointains.

Toute la maisonnée finit par se réfugier dans le salon, après avoir décidé que les deux bonnes passeraient la nuit près du mort et le veilleraient à tour de rôle. La cuisinière devait leur préparer du café véhément; de plus une demi-bouteille de rhum Saint-James et un paquet de cigarettes leur seraient attribués, car les bonnes, chez Madame Truphot, qui n’était pas une bourgeoise selon qu’elle aimait à le déclarer souvent, avaient le loisir de fumer le pétun comme leur maîtresse après chacun de ses repas. Mais elles furent en partie exonérées de cette corvée. Au chevet du décédé elles trouvèrent Madame Laurent qui veillait silencieuse. Malgré tout son désir de quitter cette sentine, elle n’avait pas cru devoir se dérober devant cet hommage à la douleur humaine et à la majesté de la mort.

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Le salon, qui attenait à la salle à manger et ouvrait aussi sur le jardin, était, comme toutes les autres pièces, meublé de vieilleries et de rogatons d’un bric-à-brac sans discernement. Des guéridons Louis XVI, pieds-bots et vermiculés, faisaient face à des consoles Louis Philippe, d’un acajou semé de dartres; des fauteuils pompadour en faux aubusson alignaient leurs marquises en casaquins, que les mouches et les mites avaient variolées; un canapé hargneux s’embossait dans un angle pour mieux travailler la croupe du visiteur de ses pointes sournoises dissimulées sous une soie enduite de tous les sédiments humains. Une vieille tapisserie, acquise pour cinq louis à l’Hôtel des Ventes, devant laquelle, sans doute, des générations et des générations de hobereaux et de bourgeois avaient flatulé et mis à jour, à la fin des repas, toute l’imbécillité congénitale dont ils étaient détenteurs, pendait lamentable, et évacuait sa scène flamande, par la multitude polychrome de ses ficelles désagrégées. Puis c’était un invraisemblable fouillis d’abat-jour en dentelles huileuses, de lampes dignes de la préhistoire, un chaos de terres cuites atteintes de maladies de peau, dont la plastique avait succombé dans les successifs déménagements, qui se poussaient partout, haut-dressées sur des selles. Et derrière tout cela, les chiens de Madame Truphot, Moka, Sapho, Spot et Nénette, qui couchaient dans la pièce, circulaient hypocritement, flairant le pied des meubles et levant la patte sur les étoffes suppurentes et dans les coins d’ombre propice.

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A suivre : Les Esprits, le mari...


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