12 juin 2003
Aujourd’hui je dois revoir mon ORL de l’hôpital Pompidou. Depuis trois jours j’ai arrêté le Trivastal. Aucun changement à l’horizon, ni dans le sens vaguement espéré, ni dans le sens finalement peu redouté – je ne suis pas en état d’envisager que quelque chose de pire, de plus violent encore, puisse me tomber sur la gueule.
A vrai dire, je n’en suis pas exactement au même point, ce qui ferait dire à un Balladur-ça-assure qu’il y a comme un frémissement. En effet, l’arrêt du Trivastal a eu pour conséquence immédiate la disparition de ces conduites d’eau sous pression dans mon crâne, le recul de cette sensation d’engorgement de sang dans mes vaisseaux endoloris. Ma tête vibre toujours de haut en bas, de droite à gauche, peut-être pour toujours et à jamais, mais il me semble que le balancier parkinsonien a cédé quelque énergie à cette bonne vieille entropie.
Sacré traitement que ce Trivastal, en vérité ! Non seulement il n’a rien réglé mais il a transformé une ampoule au pied en gangrène. Et l’amputation dans mon cas n’est pas une issue envisageable : certains l’ont fait avant moi mais ont pu constater que cela n’a rien réglé, pire encore, que les douleurs et sifflements n’en sont sortis que renforcés.
Sans doute avaient-ils cru Nietzche et son désormais galvaudé « tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ».
Pour ma part, je n’ai jamais été si faible de ma courte existence.
A force de réfléchir, je construis un petit château d’espoir : peut-être est-ce en effet la prise de ce médicament qui a tout brutalement déréglé et, partant, que l’arrêt du traitement va amener à court ou moyen terme un retour à la situation post-traumatique ? Peut-être même ce maudit Trivastal a-t-il permis de récupérer une (petite) partie de ma (modeste) perte auditive ? J’essaie de me convaincre… Sans doute mon existence va-t-elle rentrer dans l’ordre maintenant…
Je tente de ranger dans un coin en bon état de mon processeur central, si tant est que tout le système ne soit pas corrompu, tous ces abominables témoignages que j’ai pu consulter sur internet. Ils tendent tous vers la même conclusion : « toi qui entre ici, abandonne tout espoir ». Ma vie désormais serait celle d’un reclus, d’un paria, condamné à expier une faute qu’il n’a pas commise, coincé entre l’horreur du silence et la souffrance du bruit, enrubanné de douleurs.
Une BD me revient à l’esprit. Y était contée l’histoire des « Drugs », une tribu dont les membres étaient sous l’emprise de la drogue – BD destinée à expliquer aux jeunes enfants que la drogue, c’est mal. Leur monde était terne, sombre, fade, morne. L’anti-thèse de celui des Bisounours. La mort planait dans tous les coins. Les Drugs n’étaient pas méchants et en ce sens rien n’était fait pour que l’on éprouve un quelconque sentiment de reproche envers eux : on cherchait simplement à les éviter, car ils étaient plus morts que vivants. Message en filigrane : « la drogue c’est pas cool, les gens te fuiront, tu seras moche et en plus tu ne pourras plus sortir de ce Monde là ».
Mission réussie, si l’on en juge le souvenir vibrant que j’en garde près de vingt années plus tard. Tout comme plusieurs campagnes pour la prévention des caries me reviennent, il est vrai moins nettement, en mémoire.
Mais là encore, je m’interroge. Pourquoi tant d’acharnement à radoter les mêmes litanies ? Pourquoi répéter des milliers de fois aux enfants que « les dents, c’est important », qu’il faut en prendre soin comme si sa propre vie en dépendait ? Au risque de choquer, j’ose affirmer qu’il est tout à fait possible de survivre à une carie ! Il est même, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, tout à fait possible de vivre avec quelques dents en moins ! Pourquoi les enfants, les adolescents, les adultes, ne savent-ils pas que lorsque l’on commence à fréquenter discothèques et concerts on met sa vie en danger ?
Et qu’une seule fois suffit !
Avec toutes ces histoires, je sens que je suis en train de virer vieux con : je radote, je ressasse et je comprends que le vieux con, s’il radote et ressasse, c’est simplement parce qu’il a vu un « beau » jour s’effondrer sa vision, sa conception du monde, qu’il a cherché à comprendre et que, sous le choc, le disque de son raisonnement s’est rayé aussi sûrement que ce vieux vinyl de Sidney Bechet déniché dans la cave de mère-grand.
Il n’est pas concevable de comprendre l’incompréhensible. En s’y efforçant, on aggrave la cassure, on agrandit la rayure, on creuse toujours plus loin le sillon.
Et on tourne en rond, sans espoir de sortir de ce Monde là.
(Without Words, par clarecita1)
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