L' opus est de tout recueillement, La Minute bleue de l'aube d'Estelle Fenzy ouvre un opéra intimiste et intérieur où tous les sens à l'éveil, les perceptions qu'ils déclenchent, la voix du poème qu'ils murmurent, jouent la partition d'une musique de chambre avant que la symphonie du monde entame avec l'aurore l'ébrouement, voire le vacarme, de ses manifestations. À l'instant précis et trouble où l'aube paraît - dans la clairière où se répondent encore, avec des correspondances subtiles de pénombre et de lumière, la nuit et le jour - la poétesse est à l'écoute et détecte par ses mots les paysages intérieurs / extérieurs :
" Entends-tu le pouls ralenti
de la nuit
L'aube
comme une paix retrouvée
une convalescence "
avant les " premières voitures / sur l'avenue ", avant le " bruit d'enfer " des déchets d'une semaine passée qui tombent dans la benne des camions poubelles, avant que
" [l]a lumière se faufile
entre les branches
Flaques de ciel
où étancher nos soifs "
Toutes les lignes de l'univers tremblent, vibrent, au diapason du cœur et du recueillement, à cet instant où la poétesse peut " à l'aube / découvrir (s)on cœur intact / au milieu des cendres " après avoir " un soir / fai(t) un feu avec (s)es poèmes " pour " les entendre crépiter joyeux / Compter les étincelles ".
La Minute bleue de l'aube d'Estelle Fenzy est ainsi, telle une étincelle d'espoir et de joie ravivant son souffle par-dessus tout, afin que dure le feu du poème.
" Je suis celle
qui désire le jour
et aspire à la nuit
Les ailes désaccordées
d'un même oiseau ",
écrit Estelle Fenzy, l'âme (ré-)conciliatrice des différences, des états ou éléments contraires. Poète-médiatrice, tel le souffleur d'une représentation de cette farce qu'est la vie :
" Quelle comédie la vie
Heureusement
j'ai choisi
le rôle du souffleur "
Le lecteur sent bien qu'une quiétude - même en partie inquiète - porte ces aubes et leurs poèmes. Le silence accompagne, sous-tend, cette partition, " incessant voyage " maintenant " le poème en suspens ", oscillation sensible palpable et tendue vers ses interrogations, entre " l'attente et la soif ".
Le ressenti douloureux de l'absence flotte par intermittences dans le regard de la poétesse, voilé aussi par la mélancolie (l'absence évoquée nous reporte à un livret précédent d'Estelle Fenzy, publié aux éditions La Porte : Sans, dont la poésie contenue et poignante face à la perte d'un être cher avait été remarquée).
Les poèmes d'Estelle Fenzy crépitent ou frémissent dans l'âtre / l'âme / dans l'espace de la page, tel le craquement doux d'une feuille d'automne sous la marche, tel le souffle avenant d'une étincelle. Leur lumière est celle de l'aube, ni violente ni obscure, à mi-parcours entre la nuit mystérieuse et l'aube frissonnante. Les mots réunis dans le chant matutinal du poème sont " un autre silence ", ils avancent sous la peau / sur la carapace du monde, à pas feutrés, sans nous heurter, sans nous brusquer, nous tenant à leur lisière attentifs, alertes et consentants sur le seuil de l'écoute absolue, celle de La Minute bleue de l'aube.
" Mon poème
commence par une aube
une extrémité du jour
une lisière du temps
et continue ",
écrit Estelle Fenzy. L'écriture ici déroule à la pointe du jour et de ses perceptions / émotions la bobine d'un film intimiste tourné sur " un territoire d'aubes éraillées / de ciels parallèles " mais aussi d'aubes légendaires (au sens étymologique de legend a : " ce qui est à lire " ; " l'aube est une légende ", écrit d'ailleurs la poétesse), fraîcheur de rosées riches en filigrane de l'ivraie contenue dans le jour qui vient.
Le sentiment de l'absence circule dans cette " Minute bleue " mais aussi l'amour, la mélancolie, la mort, le bonheur, le laps de la page blanche, le chagrin, des rires d'autant plus éclatants qu'ils secouent l'introspection du silence. Ces rires remontent et fusent de l'enfance.
" Emmitouflés jusqu'au museau
les enfants jouent au loup
au chat à la souris
Tout le jardin est une course
J'entrouvre la fenêtre
Ce n'est pas le froid qui vient
mais le sillage de leurs rires
l'éclat de cet instant "
" L'éclat de cet instant "... certains de ces poèmes condensent l'aube en leur robe cousue de lettres et de sensations suggestives, d'une lumière instinctive fugace et fugitive, surprenante, à la manière parfois de haïkus.
" Prends garde
Cette grenade
entre tes mains
dégoupillée
C'est mon cœur ".
Leur allure quelquefois aphoristique éclaire le flux poétique qui court / couve au réveil sous les cendres du sommeil encore chaudes, et peut révéler l'un des visages du jour :
" Le jour tarde à se lever
Il a dû passer une nuit blanche "
La poétesse nous embarque avec elle par la voix du Poème sur le cours apparemment tranquille, silencieux de " l'eau vive de (s)on ruisseau " et nous suivons volontiers sa navigation, quitte à déborder, de sortir parfois du " lit de cailloux " que nous glissons aussi dans notre poche pour nous souvenir d'où nous venons. Nous avançons au fil de l'aube, dans " la Minute bleue " d'un silence autre, messagers lucides de ce qui nous sépare : nous singularise, au coeur d'un univers dont nous sommes partie intégrante et dont n ous tissons une part de la totalité dans l'harmonie dissonante de nos gestes et de nos paroles.
Nous trouvons trace dans La Minute bleue de l'aube de nos vies minuscules, grandies par la voix du Poème à l'écoute du vivant / vécu qui trame et ourdit sa toile translucide, à pas feutrés / comptés / esquivés aussi quelquefois, comme les chats savent guetter pour mieux (re-)bondir dans l'invisibilité éclairante de la nuit - " une perle de sang à l'oreille ". Car l'aube est bondissement - " Aube " avec un " A " majuscule et sans article pourrions-nous écrire, dans la lignée d'un poète qui en célébra les illuminations : Arthur Rimbaud, et qui personnifia lui aussi " la déesse " comme Estelle Fenzy écrit :
" L'aube s'est jetée
à ma bouche
Elle était nue
Je l'ai aimée "
Par la beauté concise et la grâce des mots d'Estelle Fenzy, ces aubes saisies en leur " Minute bleue " nous sont perceptibles à ciel ouvert, qu'elles soient intérieures ou extérieures. Estelle Fenzy fait venir l'aube en notre réalité, autrement dit là où elle existe.
Le ciel circule aussi en ces poèmes qui lui donnent couleur, envergure, voire un nom même où l'aube en son point indéfini, sans limites déterminées, s'entrevoit mieux que ce qui serait " mesure pâle / entre la nuit et le jour. " Le ciel, libre... où demeurer un peu, en passant ; rassemblant son territoire et ses orages, ses accalmies ; là où respirer avec le silence : là où le poème nous élève...
Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
D.R. Texte Murielle Compère-Demarcy
pourTerres de femmes