Le Mont Analogue

Publié le 31 juillet 2019 par Les Alluvions.com

"C'est au cours de ces journées de pluie que nous commençâmes à nous appeler mutuellement par nos prénoms. Cela s'était amorcé par la coutume que nous avions déjà de dire " Hans " et " Karl ", et ce petit changement n'était pas un simple effet de l'intimité. Si nous nous appelions maintenant Judith, Renée (c'est ma femme), Pierre, Arthur, Ivan, Théodore (c'est mon prénom), il y avait à cela un autre sens, pour chacun de nous. Nous commencions à nous dépouiller de nos vieux personnages. En même temps que nous laissions sur le littoral nos encombrants appareils, nous nous préparions aussi à rejeter l'artiste, l'inventeur, le médecin, l'érudit, le littérateur. Sous leurs déguisements, des hommes et des femmes montraient déjà le bout de leur nez. Des hommes, des femmes, et toutes sortes d'animaux aussi."

René Daumal, Le Mont Analogue, Gallimard/L'Imaginaire, p. 134

Si je cite ce passage du Mont Analogue*, c'est bien sûr parce qu'il fait écho à ma récente trilogie des prénoms. Mais aussi parce que ce roman que Daumal qualifie malicieusement de " roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques" m'est apparu par trois fois en l'espace de trois jours, dans le cadre de trois lectures différentes. Une telle coïncidence trinitaire est toujours à prendre au sérieux.

Je me dois de préciser que je ne l'avais pas encore lu. Une lacune et une incuriosité que je m'explique d'autant moins que je connais son existence depuis 1980. Bref, c'est le 4 juillet que je découvre un autre extrait, proposé par la philosophe Marie José Mondzain dans son essai Confiscation des mots, des images et du temps (Les Liens Qui Libérent, 2019). Il fait l'objet d'un mini-chapitre à lui seul, nommé "Pause", et précédé par ces mots : " Ici, faire entendre un instant la voix qui désigne la zone inassignable où s'engagent les explorateurs de la radicalité." Voici donc l'extrait en question :

"Voici donc ce que j'ai établi, simplement en éliminant toutes les hypothèses insoutenables. Quelque part sur la Terre existe un territoire d'au moins plusieurs milliers de kilomètres de tour, sur lequel s'élève le Mont Analogue. Le soubassement de ce territoire est formé de matériaux qui ont la propriété de courber l'espace autour d'eux de telle manière que toute cette région est enfermée dans une coque d'espace courbe. D'où viennent ces matériaux ? Ont-ils une origine extra-terrestre ? Viennent-ils de ces régions centrales de la Terre, dont nous connaissons si peu la nature physique que, tout ce que nous pouvons dire, c'est, d'après les géologues, qu'aucune matière n'y peut exister ni à l'état solide, ni à l'état liquide, ni à l'état gazeux ? [...]
Si maintenant nous figurons le territoire en plan horizontal, nous avons ce schéma. Remarquez que la région même du Mont Analogue ne doit offrir aucune anomalie spatiale sensible, puisque des êtres tels que nous doivent pouvoir y subsister. Il s'agit d'un anneau de courbure, plus ou moins large, impénétrable, qui, à une certaine distance, entoure le pays d'un rempart invisible, intangible ; grâce auquel, en somme,tout se passe comme si le Mont Analogue n'existait pas."

René Daumal, Le Mont Analogue, p. 61-64


Détail important : ces lignes suivent immédiatement un chapitre intitulé "Zones et zonards" essentiellement consacré à la figure de Fernand Deligny. Le même Deligny que je ne cesse de croiser ces derniers temps (je reviendrai plus tard sur la raison de cette proximité).

Ceci me frappe aujourd'hui mais, sur le moment, c'est le souvenir d'avoir lu la veille même une évocation du Mont Analogue qui m'a interloqué. Il s'agissait de la page 86 de l'essai de Maël Renouard, Fragments d'une mémoire infinie. Un livre et un auteur que j'avais découverts à sa parution en 2016 chez Grasset, et que j'avais beaucoup aimé - aussi m'arrive-t-il, comme en ce soir de juillet, de le relire par bribes, sa forme éclatée s'y prêtant à merveille. La mention du roman de Daumal introduisait une anecdote personnelle dont le détail ne nous intéresse pas ici. En fait, Renouard ne cite pas un passage précis mais résume avec une grande clarté l'argument principal de l'ouvrage.

"Au début du Mont Analogue de René Daumal, le narrateur, Théodore, reçoit une lettre d'un mystérieux personnage, Pierre Sogol, qu'il ne connaît pas et qui demande à le rencontrer. Théodore a écrit pour une revue d'études ésotériques un article dans lequel il évoque le mythe - commun à de nombreuses cultures - d'une gigantesque montagne secrète à laquelle n'ont pas accès les mortels, car elle est le repaire du divin. Cette montagne, dit-il, doit exister, et elle doit exister quelque part dans l'hémisphère Sud, pour équilibrer les énormes masses montagneuses de l'hémisphère Nord ; il faut, autrement dit, qu'il y ait au sud quelque chose qui pèse autant que l'Himalaya, les Alpes, l'Oural, etc., et qui ne se trouve sur aucune des étendues terrestres connues, quelque chose qui doit être concentré, sous la forme d'une seule montagne dissimulée aux regards par on en sait quel étrange phénomène. C'est une manière de déduire abstraitement - et pour ainsi dire mathématiquement, par analogie - un fait de nature. Théodore confesse que les intentions de son texte n'étaient qu'à moitié sérieuses et qu'il avait déjà cessé de s'en préoccuper quand Pierre Sogol lui a écrit. Sogol, en revanche, ne prend pas à la légère ce sujet auquel il a consacré toute sa vie. Il a eu le temps de pousser beaucoup plus loin son enquête ; il a déterminé l'emplacement de la montagne, il a développé une théorie optique expliquant pourquoi nul ne l'a jamais vue jusqu'à présent, et il commencé à monter une expédition. Il invite Théodore à se joindre au groupe qui mettra bientôt le cap sur les mers du Sud, à bord du yacht d'un milliardaire ami. Théodore accepte ; quelques mois plus tard, les explorateurs débarquent au pied du Mont Analogue dont ils entreprennent l'ascension (la mort de René Daumal interrompt le cours du roman à ce moment-là)."

En effet, René Daumal, qui avait commencé son roman en juillet 1939 (ma mère naissait précisément ce mois-là) - alors même qu'il venait d'apprendre qu'il était atteint par la tuberculose -, en suspendit le cours sur une phrase inachevée du cinquième chapitre (le livre devait en compter sept), virgule dans l'éternelle attente de la suite d'une ascension que le lecteur devra accomplir par lui-même. Il mourut à Paris le 21 mai 1944, il avait trente-six ans.

Dans le texte de Renouard, un mot, un seul mot, est en italiques : analogie. Or, ce mot est au cœur de la troisième émergence du Mont Analogue. Le 6 juillet, je lisais L'innommable actuel de l'écrivain italien Roberto Calasso, publié en Italie en 2017 et traduit cette année chez Gallimard. Un livre puissant que le site Pileface met en parallèle avec Tout est accompli, l'essai à six mains de Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, dont j'ai parlé le mois dernier dans la chronique Le livre d'Esther. D'ailleurs Yannick Haenel présente lui-même le livre dans le Charlie Hebdo du 7 mai dernier.

Je terminerai donc par une troisième citation, longue citation encore, je m'en excuse, mais chacune de ces phrases me semblent nécessaires, en tant tout d'abord qu'elles exposent avec la plus grande lucidité la situation qui est la nôtre aujourd'hui. Dans ce rapport au divin devenu problématique : " Ce qu'Homo saecularis n'arrive pas à saisir, c'est le divin. Il ne sait pas le situer. Il ne rentre pas dans l'ordre des choses. De ses choses. [...] Le divin est ce qu'Homo saecularis a effacé avec soin et insistance. Il l'a même supprimé du lexique de ce qui est." (p. 56-57)

" Parmi les sécularistes, et toujours en nombre restreint, les analogistes subsistent, cachés. Ils considèrent les autres sécularistes comme divisés en sectes, qu'ils connaissent bien, mais pour lesquelles ils n'éprouvent aucun attrait. Les analogistes ont toujours existé. Ils cherchaient les signaturae rerum, et en découvraient aussi en passant d'un continent à l'autre. Ils furent les premiers à ne pas se conformer étroitement aux interdits tribaux, dont pourtant ils reconnaissaient et avaient parfois élaboré les significations. Ils appelaient les voyants védiques gymnosophistes, savants nus, et savaient que leurs pensées convergeaient. Ils furent les premiers à comprendre que la pensée ne dépendait pas de la société, mais la société de la pensée. Cela suscitait des soupçons à leur égard. Ceux qui les exécraient leur attribuèrent le foetor gnosticus. On en rencontrait chez les chrétiens comme chez les païens, chez les Juifs comme chez les Arabes, chez les Iraniens comme chez les Indiens. Ils n'étaient jamais nombreux, mais toujours reconnaissables. Même s'ils avaient souvent pour habitude de se camoufler. Ils eurent parfois accès aux arcana imperii et, même, les orientèrent. Ils en furent parfois expulsés, comme les ennemis les plus insidieux. Ils aimaient contempler plus encore qu'agir. Cependant, pour quelques-uns, le réseau de certaines actions, y compris politiques, devient un objet de contemplation. Tel fut le cas, par exemple, de Leibniz. Ils ne prêchaient pas, ne convertissaient pas. Mais ils parlaient et écrivaient. Ils comptaient sur le simple pouvoir de la parole, sur sa capacité à guider le coeur de n'importe qui vers un nouvel Orient. Il était impossible de les décevoir parce qu'ils n'attendaient rien du monde. Seule leur recherche les comblait, laquelle ne se concluait jamais. Daumal fut un exemple lumineux d'analogiste et il en était tout à fait conscient. L'oeuvre de sa vie, nécessairement inachevée, fut le Mont Analogue." (p. 64-65, c'est moi qui souligne)