L'écrivain qui se sent enfermé par son patronyme a toujours la liberté du pseudo. Gérard Labrunie aimait son prénom (il en fit même son nom pour ses deux anthologies de poésie allemande et française) mais beaucoup moins son nom : il devint Gérard de Nerval, en souvenir d'un lieu-dit, le clos de Nerval près de Loisy, un champ cultivé par son grand-père maternel, à cheval sur la commune de Mortefontaine. Louis Poirier adopte Julien Gracq dès son premier roman, Le Château d'Argol, histoire, semble-t-il, de « séparer nettement son activité de professeur de son activité d'écrivain ». A ce compte-là, n'importe quel nom eût fait l'affaire, mais Poirier ne choisit pas Jean-Pierre Durand ou Albert Dupont, mais bien Julien Gracq (Julien en référence à Julien Sorel et Gracq en hommage aux Gracques, puis-je lire sur un site). On ne peut pas exclure non plus un choix de sonorités qui claquent. En tout cas, c'est patent, le mystère est plus présent que pour Louis Poirier.
J'ai pris ces deux exemples parce que ce sont les premiers qui m'ont traversé l'esprit. J'aurais pu citer Marguerite Yourcenar (anagramme de Crayencour), Paul Eluard (Eugène Grindel), le comte de Lautréamont (Isidore Ducasse), etc. La liste des pseudonymes dans les arts et la littérature est immense, et riche d'enseignements sociologiques quand on s'y penche quelque peu (combien de noms juifs travestis en noms bien français, de noms bien français passés au moule anglo-saxon).
L'écrivain Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, le 3 décembre 1951 à Paris après avoir reçu le prix Goncourt pour son roman "Le rivage des Syrtes".
Nunki Bartt peut s'ajouter à la liste. Mon compagnon de voyage baxtérien s'est donné ce nom d'artiste pour donner du lest à son imaginaire. Fuir la banalité ressentie de son vrai prénom : Jean-Claude. Attribué en une année où il commençait à se faire rare. Prénom de fidélité au père, prénommé Claude, aujourd'hui disparu. Nunki Bartt a rusé, signé parfois Jean-Clod, ou (j'invente peut-être) Janclod - comme Deligny renommant Jean-Marie en Janmari.Pourtant, en repensant au gué du Yabboq, à ce gué du Yabboq que nous avons traversé à Remerle, au-dessous de la maison d'Yves Robert, sur la commune d'Angles-sur-l'Anglin, je ne puis que redonner ses lettres de gloire au prénom délaissé. Je m'explique.
L'ange a frappé Jacob à l'emboîture de la hanche : "Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. C’est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu’à ce jour, le nerf sciatique qui est à l’emboîture de la hanche, parce qu’il avait frappé Jacob à l’emboîture de la hanche, au nerf sciatique."
Depuis ce jour, ou plutôt cette nuit de combat, Jacob est boiteux.
Or, que signifie Jean-Claude ?
Le prénom Jean-Claude est composé de Jean, Yohanân en hébreu qui veut dire "Dieu a fait grâce", et de Claude, claudius en latin qui signifie "boiteux".
Jacob claudique.
Jean-Claude traversant le gué de Remerle, près de ce moulin et de cette ferme dont une partie, je le rappelle, appartenait à une famille Jacob, rejoue dans notre réalité profane la geste sacrée du patriarche biblique.
Le 10 juillet, deux jours avant cette virée anglinesque, je surfais sur le site de Lionel André, Fleuves et montagnes sans fin, et me rendais sur les articles du libellé Aleph (la première lettre de l'alphabet cananéen/phénicien qui, dans mon esprit, n'était pas sans rapport avec le choix d'Alexandre pour le film d'Yves Robert - mais j'aurai l'occasion de revenir là-dessus). Et puis ne voilà-t-il pas que je rencontre mon thème de la lutte avec l'ange avec un chapiteau de la basilique Sainte Marie Madeleine de Vézelay (Vézelay dont le Doc - autre Jean-Claude, soit dit en passant -, m'entretiendra par courriel quelques jours plus tard) :
portail nord du narthex
la lutte de Jacob avec l'Ange
Photographie suivie de ce texte-ci :
Quelle est donc cette expérience qui nous fait avancer
sans passer?
Qui nous fait progresser sans franchir nos
limites?
Qui nous fait nous transmuter sans que nous soyons
sortis du cercle de notre existence?
Quel est donc ce dépassement intérieur qui nous rejette
en nous même
et en même temps qui nous transforme de fond
en comble
quel est donc ce dépassement
et pourquoi
son prix en est-il
une lutte?
La récompense est pour celui qui sait dompter
le temps
de la lutte avec l'ange Vigée les belles lettres
Qui est Vigée, l'auteur de ces vers ? Et bien c'est un autre Claude, Claude André Strauss, issu d’une famille juive alsacienne, né le 3 janvier 1921 à Bischwiller. Chassé par la guerre, il séjourne à Toulouse en 1940, où il adhère à l'A.J. (Action Juive), et choisit de changer de nom pour agir plus librement au sein de cette résistance. Il s'appellera donc Claude Vigée :
"Devenu agent de liaison, il a fallu que je trouve un nom différent du mien et de faux papiers pour voyager dans les trains fouillés par la police de Vichy. Lisant la Bible sérieusement pour la première fois, je suis tombé sur ces deux mots hébreux que m'a traduits un copain de l'A.J., et je me suis dit : voilà le nom qu'il me faut pour accomplir la tâche, car "'Haÿ Ani"! signifie littéralement : Vivant moi ! qui se trouve dans Jérémie (33, 34, 35), et surtout dans le prophète Isaïe au chapitre 49, verset 18, selon l'original hébreu. Ce texte stupéfiant annonce la restauration imminente d'Israël détruit.Le fin murmure de la lumière, cinq entretiens avec J. Lequime, Parole et silence, 2009, p.86-87.
On peut imaginer mon bouleversement, quand j'ai lu ces versets de près, en ces mois tragiques, à la veille du génocide des Juifs d'Europe par les bourreaux nazis déjà victorieux : "Une femme oublie-t-elle le nourrisson qu'elle allaite ? N'a-t-elle pas pitié du fruit de sa matrice ? Quand elle l'oublierait, Moi, je ne t'oublierai pas. ... 'Haÿ-Ani, vivant, moi ! dit YHWH." Un peu plus loin, le prophète écrit : "Le Nom m'a donné une langue exercée"... (chap. 50, v. 4). Ces mots ne sont pas tombés dans l'oreille d'un sourd - à Toulouse en 1940 - quand j'avais dix-neuf ans. Ainsi se décide une destinée, quand il ne reste d'autre issue qu'un impossible lendemain : 'Haÿ-Ani ! Comme mon aïeul Jacob sortant du gué du Yabbok vainqueur, mais blessé, après le combat avec l'ange, "Je boite, mais vie j'ai - moi aussi !" Désormais Claude Vigée sera mon nom : celui d'un poète juif. Mais aussi, plus profondément, à travers ce nom-là, je pouvais enfin exprimer ce qui me poussait à écrire les poèmes de La lutte avec l'Ange, en chantier depuis 1940." 'Haÿ-Ani ! ", ce n'est pas tant "Je suis vivant", assez banal en somme, que l'affirmation et le défi : "En moi a été déposée la vie pour la vivre, en dépit de nos meurtriers triomphants." Dans le nouveau nom d'Abraham, on entend encore l'écho d'Abram, et dans Sarah demeure la mémoire de Saraï. Mais ces changements de noms décisifs les ont lancés dans leur grande aventure prophétique : "Quitte ta maison, le pays de ton père, va-t-en vers toi-même, dans la pays que je te montrerai !" Pour ma petite histoire personnelle, c'st sous la signature de Claude Vigée que j'ai (illégalement) publié les premiers poèmes de La lutte avec l'Ange dans la revue de la résistance Poésie 42 (n°2), éditée par Pierre Seghers, à Villeneuve-lès-Avignon, pendant la Seconde Guerre mondiale." [C'est moi qui souligne]
Claude Vigée
J'ai retrouvé cette page dans ce livre acheté à Noz en janvier 2015, je ne pensais pas alors que je reverrais de sitôt le thème du gué du Yabboq.Sur le site Esprits nomades, on trouve encore ces phrases sans ambiguïté :
«« Jacob et poésie ont le même destin............................................. ..............être juif ou poète.................c’est tout un. »
"Homme de cinq langues, l’allemand, le français, l’anglais, l’hébreu, l’alsacien, et même du judéo-alsacien et de l’espagnol, il sait le danger de la langue de la Tour de Babel, le danger du chaos, mais aussi le pont jeté entre les mondes, ouverture vers l’universel. Mais lui ne lutte pas contre le verbe, il lutte comme Jacob contre l’ange. Déjà fier de son prénom claudiquant, - "« On avance dans la vie en boitant » -, Claude, il change son nom de Claude Strauss en Claude Vigée « vie j’ai »! Et ce pacte passé avec la vie, il le portera toujours : Vigée a la vie. Et à partir de cette acception du vivre, il pourra entreprendre sa quête du sens, poète et témoin. Je boite mais je vis… et ça m’aide à comprendre que la création n’est pas finie, qu’elle est imparfaite." [C'est moi qui souligne]Et on lira avec grand profit un texte magnifique de Claude Vigée, que je viens juste de trouver en cherchant une photographie du poète, texte datant de septembre 1959, mais encore parfaitement actuel : La ‘coïncidence avec les sources’. Il y explique qu'il ne s’agit pas de connaître des sources ; "on ne peut pas remonter à des sources, car une source n’est pas quelque chose de figé ; les sources surgissent ; c’est l’étymologie même ; une source, c’est quelque chose qui sourd, et elle doit sourdre devant vous ou en vous ; c’est cela coïncider avec des sources, et c’est là une expérience cruciale."
On peut y lire aussi ceci :
"Ce que les livres saints peuvent vous donner, c’est la réminiscence de quelque chose qui nous arrive à nous-mêmes, mais si ce quelque chose ne nous arrive pas, cela n’a aucune importance. C’est l’histoire du Buisson ardent et l’histoire de Jacob avec l’Ange, et d’Abraham appelé dans le désert. Alors, remonter aux sources dans ce sens ne sert à rien, mais remonter aux sources comme réminiscence de ce qui vous est arrivé à vous-mêmes et de ce à quoi il faut s’attendre, de ce à quoi n’importe quel homme maintenant doit s’attendre, alors toutes les formes de connaissances deviennent utiles."Et encore ceci :
"(...) tout est à réinventer constamment, parce que cette expérience centrale, que j’appellerai confrontation, corps à corps, la lutte avec l’ange dans l’image biblique, doit être refait constamment. Si elle n’est pas refaite, et si dans la façon dont nous élevons nos enfants ou nous-mêmes, ceci n’est pas cherché, n’est pas explicité et célébré, alors le judaïsme ne continue pas, il n’y a pas de tradition. Il faut cette recréation constante par reconfrontation. C’est une expérience spirituelle, celle-là, mais pas du tout au sens sirupeux, trop souvent donné à ce mot, c’est une expérience directe du surgissement ontologique et c’est la seule chose importante dans le judaïsme, ce par quoi nous nous distinguons de toutes les autres formes de culture, de civilisation et de religion, surtout de la forme chrétienne."On voit combien cette lutte avec l'Ange a continué d'inspirer sa pensée.