Supériorité de l'historien: Ulrich, le Ph-mètre et Georges Brassens

Publié le 11 septembre 2019 par Dcmky

Dans la série des phrases qui portent sens, celle-ci, saisie au vol au cours d'un repas, comme un caméléon gobe une mouche:

' Pendant la guerre, on récupérait le plexiglas des cockpits sur les avions tombés'.

Une sentence porteuse d'une parcelle irréductible de vérité: il en fut ainsi, et point barre! '

Puisque cela a été, personne ne pourra le nier.

Telle est la force du fait avéré, telle est la force - indépassable, même au mathématicien - de l'historien, lui qui dit ce qui s'est passé: il n'a pas besoin de prouver, tout à fait de même qu'un homme n'a pas besoin de démontrer qu'il a été vivant entre l'instant de sa naissance et celui de sa mort - l'évidence de ce qui fut est peut-être l'ultime privilège de notre condition de mortel.

Penser à Musil, à ce que Ulrich, son héros, appelle le sens du possible.

'... et quand on lui dit d'une chose qu'elle est comme elle est, il pense qu'elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être ' aussi bien', et de ne pas accorder plus d'importance à ce qui est qu'à ce qui n'est pas'.

( L'Homme sans Qualités, traduction Philippe Jaccottet)

Au fond, du point de vue de Musil, la réalité attachée à un individu - son bocal, ce qui constitue sa destinée - est une si petite chose relativement à toutes celles qui pourraient être aussi bien à qualités et circonstances égales. Juste une fourmi parmi des millions d'autres à laquelle objectivement le fait d'être avéré ne confère aucune valeur spéciale, aucune importance particulière.

Robert Musil est trop mathématicien pour rester prisonnier d'une simple incarnation, et trop mathématicien donc pour être historien. Non décidément il ne lui reste que la littérature.

C'est la même problématique qui m'a toujours choqué en chimie où l'on s'autorise, dans l'étude des solutions aqueuses, des raisonnements de ce style:

Supposons que dans la solution la concentration d'ions H3O+ soit négligeable... Il s'en suit un raisonnement qui aboutit à la détermination du Ph de cette solution, et il se termine par une vérification que la concentration en ions H3O+ est bien négligeable.'

Ce genre de raisonnement, hyper-choquant pour un mathématicien, se révèle très facile à moquer d'un strict point de vue logique: ayant supposé que la concentration d'ions H3O+ est négligeable, on va effectivement réussir à retrouver que la concentration d'ions H3O+ présents dans la solution est bien... négligeable.

Sauf que si vous soumettez cette objection à un chimiste, il vous répondra le plus calmement du monde:

' D'accord pas de problème, mais il se trouve que j'ai un ph-mètre sous la main; et lorsque je le plonge dans cette solution et bien il indique exactement le ph déterminé par mon calcul qui se trouve ainsi validé.'

Validé... par l'expérience.

La Chimie, comme l'Histoire, est une science expérimentale.

Ainsi, la fin justifie les moyens.

Comme dit, dans la chanson de Brassens, la jeune et jolie Marquise au vieux Corneille qui vient de lui démontrer par A plus B qu'en prenant un peu de recul il n'y a pas grande différence entre leurs deux situations:

' Peut-être que je serai vieille,

Répond Marquise, cependant

J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,

Et je t'emmerde en attendant.'

On peut bien démontrer que ceci est égal à cela, en dehors de toute réalité. C'est bien joli, mais il n'empêche qu'il y a quand même la réalité. Qui reste la donnée importante du problème. Au moins pour les chimistes et les historiens.

Si on décide par exemple de dénombrer les matrices carrées de taille n comportant exactement deux '1' dans chaque ligne et dans chaque colonne ( avec partout ailleurs des zéros), c'est pour moi un problème neuf. Je n'y ai jamais réfléchi et peut-être même que personne avant moi n'y a réfléchi. Pourtant, on sent qu'il y a des relations à découvrir, on sent qu'il existe des liens originels. Je n'ai pas d'inquiétude: il existe forcément des choses à voir, à remarquer, à prouver. Les relations, les propriétés, les théorèmes concernant ce problème sont là depuis toute éternité comme la momie d'un pharaon dans une tombe restée inviolée: ils nous attendent, ils ne demandent qu'à être cueillis, ils ont été installés pour ainsi dire à l'aplomb de ce sujet avant même la venue sur terre du premier homme. Tout est là depuis toujours, des choses nous attendent dans l'ombre, il suffit de les découvrir. Les mathématiques ne sont pas un grand livre à f...

En marchant tout à l'heure dans la rue, me vient aux lèvres, sans prévenir, ce petit bout de 'l'Aventurier':

'... Avec l'ami Bill Balantine Sauvé de justesse des crocodiles'

Dans toutes ces histoires de super-héros, voilà bien ce qui au fond n'est pas tolérable: ce 'de justesse'.

Les super-héros sont systématiquement sauvés de justesse. A force de tant défier les lois de la probabilité, cela en devient vraiment déprimant, comme une insulte persistante à l'intelligence.

Je ne peux éprouver ni tendresse véritable ni sympathie pour ce genre de robots toujours artificiellement sauvés de justesse. Des robots? Pas des hommes en tout cas.


Du coup - du coup, mais allez vraiment savoir pourquoi - je me rappelle une phrase de C. qui m'avait, à l'époque où il l'avait prononcée, extraordinairement troublé.

Nous avions vingt ans, et, la soirée s'imprégnant d'un soupçon de nostalgie, nous en étions arrivés à ce point où défilait devant ...

Je remercie Franck Antunes qui se trouve de fait à l'origine de cet article.

J'ai découvert, ce matin, la page de Franck à la faveur d'un billet qu'il a publié sur Le Club de La Cause Littéraire au sujet de sa lecture de 'John Barleycorn' de Jack London (1913).

Parcourant son mur, je découvre qu'il est fan de Bruce Springsteen, ce qui nous fait un point commun. Voulant me manifester auprès de lui, autrement que par un simple 'j'aime', j'ai écrit la première chose qui m'est passé par l'esprit, à savoir que je lui recommandais la lecture de 'Born To Run' l'autobiographie du Boss. Ce conseil - assez inutile car Franck a l'air d'être un vrai fan - m'a immédiatement fait repenser au grand hêtre pourpre.

Voilà ce que Springsteen en écrit vers la la fin de 'Born To Run', presqu'en guise de conclusion :


' Un soir de novembre, dans la période où j'écrivais ce livre, j'ai pris une fois de plus la voiture ...