Nos fugues helvètes nous conduisant dans l’Engadine de Nietzsche et de Daniel Schmid, de Thomas Mann et de Hermann Hesse, nous ressentons soudain, devant le vide de l’hors-saison touristique, le manque d’esprit et de cœur d’une société occidentale repue et autosatisfaite. Mais la poésie du monde reste accessible…
L’image d’une Suisse parfaite, tip-top-propre-en-ordre et forcément au-dessus de tout soupçon, comme disait l’autre, trouve son accomplissement dans le splendide ensemble de résidences essentiellement secondaires à la majestueuse architecture d’inspiration romanche, comme posées sur l’admirable gazon grison de l’Engadine des lacs, et que dire d’autre de l’appart élégant et spacieux, décoré avec le meilleur goût par ses propriétaires, que nous louons en ce «lieu de rêve» d’un lundi à l’autre pour la somme en somme raisonnable de 903 francs suisses, taxes comprises, soit un vaste salon-salle à manger et cuisine ouverte, cheminée et grande baie donnant sur un balcon donnant lui-même sur un petit ruisseau où s’abreuvent écureuils et mésanges, deux chambres à coucher et deux salles d’eau, garage souterrain et silencieux ascenseur – tout cela donc pour une semaine au prix que coûterait une seule nuit dans une suite de surface équivalente de n’importe quel palace de Saint-Moritz, cette horreur de ville à la montagne faite de bric et de broc immobilier sans âme et dérogeant à toute semblance de perfection made in Switzerland ?
Ainsi nous sommes-nous réveillés ce matin, Lady L. et moi, au milieu de cet admirable décor où l’harmonie du bâti le dispute à celle de la nature environnante, entre lacs de cristal miroitant et nobles sommets saupoudrés d’une première neige, genre tableau lustral à la japonaise, et c’est juste avec une pointe d’ironie - mauvais esprit que je reste en toute circonstance -, que j’ai imaginé ce que pourrait ressentir, par exemple, une jeune Brésilienne trépidante de pétulance sensuelle soudain parachutée en ce lieu à peu près désert en ce moment de basse saison, ou quelque Africain en quête de fêtes, quelque Russe en mal de drague – ce décor de rêve se trouvant en effet pur de toute présence enfantine, sans un ado joyeusement mal élevé ni de ces bandes de véliplanchistes multisexes qui s’abandonnent en été au vent fou de la Maloja, et point encore de bandes de skieuses et skieurs dévalant du sommet de la Diavolezza, etc.
Prière de ne pas cracher sur la pelouse...
L’idée d’une perfection typiquement suisse m’a toujours paru plus que suspecte, mais je n’aurai pas l’indécence hypocrite de cracher sur le confort et l’élégant agencement de l’appart que Lady L. nous a dégoté après avoir réservé, sur Booking.com, deux belles chambres «avec vue sur le lac» ou «en forêt romantique» pour les premières escales de nos fugues helvètes, au bord du lac de Thoune et en lisière du Rhin alpin de Bad Ragaz; non : je ne vomis pas du tout cette «Suisse de rêve» qui, personnellement, ne m’a jamais fait rêver, mais dont je «profite», comme tout un chacun (et chacune, n’est-ce pas ?) de la remarquable organisation et de la non moins indéniable liberté d’en dire éventuellement pis que pendre en tout bonne conscience.
Il fut un temps, que l’on pourrait dire celui du récit Mars,de Fritz Zorn, où il était politiquement correct de penser que la société capitaliste, jusqu’en ses occurrences familiales, nous vouait «naturellement au cancer», comme on le lit au début du livre «culte» en question, mais cette interprétation idéologique et déterministe de la maladie ne m’a jamais convaincu non plus, trouvant en revanche plus de pertinence à la très impertinente métaphore de Dürrenmatt selon lequel la Suisse serait une prison sans barreaux dont les habitants feraient double office de prisonniers et de geôliers se surveillant eux-mêmes – vision provocatrice de poète, comme la mémorable parabole de la vieille dame revenant au pays, et c'est dire que la «folie» de Dürrenmatt le visionnaire résiste mieux au temps que les discours des intellectuels «engagés» des années 60-80 réduisant la réalité, suisse ou mondiale, à ses dimensions sociales ou économiques.
Bienvenue aux enfers de l'agréable...
J’y pensais hier à bord de notre Honda Jazz Hybrid lancée sur la trépidante autoroute du Gotthard, de Bad Ragaz à Coire (Lady L. conduit et je nous fais la lecture: telle est notre façon de voyager) dont les encombrements récurrents, aux portails nord et sud de nos admirables tunnels censés conduire à plus de bonheur encore, symbolisent ce que Dino Buzzati, autre visionnaire , appelait les «enfers du XXe siècle». Des hauts de la rive sud du lac de Zurich venait d’apparaître la «côte dorée» d’en face et sa concentration prodigieuse de villas ultra-cossues et hyper-sécurisées, et je pensais au retour de la vieille dame pourrie de fric au milieu des faux-culs qui ont usé et abusé de sa naïve jeunesse, et la vision relancée de cette fable m’est réapparue au souvenir du formidable film, intitulé Hyènes et réalisé par le Sénégalais Djibril Diop Mambéty, tiré justement de La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt et prouvant que la pièce reste exportable et signifiante partout où il y a ce que Montaigne appelait de l’«hommerie », à savoir de la volonté de puissance et de la cupidité, de la bonne conscience prête à trahir au nom de son confort et de l’aveuglement devant sa propre abjection; et à la fin de la même matinée, sur une terrasse ombragé du bourg de Sarnen où passa cet autre fou saint et guerrier que fut Nicolas de Fluë, je pensais à cette story du même Dürrenmatt qui, de l’abus sexuel d’une enfant, dans La Promesse, a tiré un rom’pol d’une profondeur humaine si radicale qu’elle a inspiré Sean Penn dans The Pledge, avec un Jack Nicholson combien émouvant dans son rôle de vieux flic désabusé mais ne renonçant pas pour autant à enquêter au tréfonds de la vilenie humaine…
Que la vie est plus qu'un panorama...
Et voilà ce qui nous manque, me disais-je tout à l’heure sous l’azur parfait de cette Engadine d’une beauté à couper le souffle, selon l’expression consacrée à la fois par les grands poètes, Nietzsche en tête, et les concepteurs de pubs touristiques : voilà le vrai sérieux de l’Art, la vraie folie qui nous manque terriblement en notre époque frelatée par la consommation à outrance, le profit devenu pour chacun une obligation vacancière (tâchez donc de «profiter» de ce paradis terrestre !), la fuite en avant dans la quête d’un confort bien pire que celui de nos fesses bordées de coussins et de nos ventres repus: celui d’une éternité transhumaine dans le bien-être généralisé des clones évoqués par le clown Houellebecq dans La possibilité d’une île…
« La vie n’est pas un panorama », disait gravement cet emmerdeur génial d'Arthur Schopenhauer, mais la douce folie des poètes qui ont sillonnée nos merveilleux paysages - du chevrier Thomas Platter, au temps de la Renaissance, descendu de ses alpages pour devenir l’un des grands humanistes européens, au plus joyeux des dépressifs qu'incarna Robert Walser, en passant par l’indomptable adversaire de la bête nazie que fut Kurt Tucholsky en séjour au val Fex, Pierre Jean Jouve transformant le Soglio du val Bregaglia en Sogno dans l’une des ses plus belles nouvelles intitulée Dans les années profondes, j’en passe et de quelques autres jusqu’au cinéaste Olivier Assayas célébrant l’esprit des lieux dans son évocation de Sils-Maria -, cette douce folie visionnaire est la meilleure preuve que le panorama, plus qu’un leurre, peut être apprécié, et mieux : contemplé, ou mieux encore: aimé par n’importe laquelle ou lequel d’entre nous moyennant un grain de cette même folie qui résiste au morne désespoir ou à l’avachissement, pire encore que la mort physique, du consentement béat - wellness de la meute imbécile -, à la transformation de l’humanité belle et bonne en compost du néant.
Mais quelle chance nous avons de vivre encore, amies et amis de partout, dans l’Engadine adamantine de ce monde que ce vieux birbe réactionnaire de Soljenitsyne, revenu des camps, s’accordait lui aussi à dire parfait !