S. comme Surlej, Silvaplana, Sils-Maria, Soglio et Suisse diverse…
Fugues helvètes V. À propos d’une énormité de la Présidente de la Commission européenne et de la multiculture helvétique. Une bibliothèque significative à Surlej, chez les S.
À la veille de quitter l’appart modèle des S. que nous avons loué d’un lundi à l’autre à Surlej, en face de Silvaplana, l’idée de faire l’inventaire qualitatif des quelque 200 livres que nos propriétaire inconnus ont laissés sur les rayons de la bibliothèque de leur vaste trois-pièces m’est venue en complément des multiples observations que j’ai pu faire en Haute Engadine ces derniers jours, et des années durant puisque j’y suis venu diverses fois, seul ou avec Lady L. et nos enfants, pour notre plaisir ou pour les quelques reportages que j’ai consacrés aux régions de la Basse Engadine (de Sent à Guarda) ou du Val Fex, de Sils-Maria et de Stampa et Soglio.
De fait, la bibliothèque des S., avec son choix d’ouvrages traitant de nature ou liés à de multiples voyages, mais aussi nombre de dictionnaires et une bonne cinquantaine d’essais ou de romans parfois «grand public» (ce qu’on pourrait dire les typiques «romans de vacances » d’un Stieg Larsson ou d’un Robert Ludlum), mais également de teneur plus pointue, m’ont paru, par leur niveau de culture général élevé et la spécificité propre du choix des S., l’illustration même des curiosités multiples et des exigences qualitatives de la classe moyenne supérieure de nos concitoyens ouverts à la diversité du monde proche ou lointain.
À la veille de notre départ pour ces fugues en Suisse orientale, j’avais pris soin de découper l’édito de mon ancien confrère Claude Ansermoz, actuel rédacteur en chef du quotidien 24 Heures où j’ai servi (ou sévi, selon les avis) pendant une vingtaine d’années, intitulé À quand un ministère européen de la haine en Europe ? et répondant, aussi vertement que personnellement, à la nouvelle Présidente de la commission européenne, Ursula von Leyen, à laquelle on doit la création d’un poste de commissaire dédié à la protection de notre «mode de vie européen» en lien avec la migration…
À très juste titre, me semble-t-il, mon confrère Ansermoz se demande ce que peut-être le « mode de vie européen », et ce qu’ont en commun l’Ecossais protestant des Highlands et le Grec orthodoxe de Patmos, le fonctionnaire français et le plombier polonais, étant précisé que le mode de vie européen en question serait « plus compréhensible » pour le citoyen du Vieux-Continent en y accolant les adjectifs «dignité et égalité pour tous »…
Et le rédacteur, dont la grand-mère paternelle était une protestante italienne à tendance socialiste et le grand-père paternel un catholique radical, de se demander s’il faut instituer, en Suisse, un département de l’appartenance cantonale pour mieux défendre, face à l’étranger du dehors, les « modes de vie » particuliers des communautés helvétiques aux us et coutumes souvent très différents, sans parler du multilinguisme et de la variété des confessions, malgré quelques points commun tels l’usage de la pâte à tartiner Le Parfait, l’obligation de servir dans l’armée de milice pour les garçons en bonne santé et l’interdiction faite aux filles de se présenter seins nus au bureau de vote…
Interrogeant le grand Européen que fut Denis de Rougemont en 1977, à propos du terrorismes des années de plomb (il venait de publier L’Avenir est notre affaire, de coloration très écolo avant la lettre), je l’entendis remarquer, avant le refus des Suisses de rejoindre l’Union européenne, que « son » Europe serait celle des cultures et non pas celle de l’économie et de la finance. Aux yeux de certains, il passait d’ailleurs pour une espèce de «gauchiste», sûrement influencé par une femme plus jeune que lui se la jouant hippie…
Cette digression pour en revenir au véritable laboratoire du «vivre ensemble» que figure la Suisse, xénophobes compris, depuis sept siècles durant lesquels les conflits entre catholiques et protestants, autant que les oppositions des villes et des campagnes, ont fait ruisseler le même sang «trop humain», comme on se la rappelle par exemple en compulsant les chroniques historiques des vallées grisonnes et tessinoises où rognes entre bourgs et villages d’obédience catholique ou réformée ne cessèrent d’être attisées par les grognes entre États voisins où la papauté, soufflant sur les braises de la haine, exerça souvent une influence fanatisante digne des plus ardents djihadistes.
Plus précisément, les massacres et les bûchers dressés par l’Inquisition locale, qui ont marqué l’histoire des vallées grisonnes et tessinoises, ont fait l’objet de rapports dévoilant une violence aussi peu conforme au message évangélique qu’aux recommandations des fonctionnaires de Bruxelles en matière de dignité et d’égalité pour tous…
Et les S. là-dedans ? Visiblement très concernés par la culture hébraïque, à en juger par la présence, dans leur bibliothèque, de la somme que représente A History of the Jews, par l’excellent historien anglais Paul Johnson (auquel on doit d’autres fameux essais de tendance libérale et le savoureux Grand mensonge des intellectuels), mais aussi par un volumineux Tage des Feuers de Samuel Katz, sur les secrets de l’Irgun, Une histoire de 23 siècles d’antisémitisme paru en 1965 sous le titre de The Anguish of the Jews qui a la particularité d’être le premier grand essai en la matière rédigé par un prêtre catholique, ou encore un recueil d’articles d’Erich Fromm paru sous le titre de The Dogma of Christ, un autre texte d’Amos Oz paru en traduction française sous le titre d'Entre amis, ou encore – et la liste est partielle -, The Jewish paradox dans lequel, marqué par un signet du lecteur ou de la lectrice , je tombe sur un chapitre consacré à la mère juive dans le célébrissime Complexe de Portnoy de Philip Roth...
Comme je le présume, les S. sont des Juifs suisses d’un niveau culturel élevé, probablement de notre génération née après la Deuxième guerre mondiale et qui ont voyagé au vu de nombreux albums illustrés et autres guides culturels évoquant l’Ecosse et le Venezuela – pas mal de livres en langue espagnole aussi, don t une version de la Suite francesa d’Irène Nemirovsky…-, la «wunderschönes» Bavière et l’Autriche (avec une grande affiche au mur du hall d’entrée rappelant un exposition Chagall à la galerie Salis de Salzbourg en 1987), la Sicile et j’en passe.
Le S., s’ils sont Juifs, sont-il de bons Suisses pour autant, conformes au «mode de vie européen» ? Dans les années 3o du XXe siècle, l’avocat lausannois Marcel Regamey, idéologue de la droite maurassienne vaudoise, publia, dans le journal La Nation, un éditorial à valeur polémique intitulé Défie-toi du Juif ! Il y était expliqué que, même bien assimilé dans un canton de notre pays, le Juif restait essentiellement fidèle à son origine et ne pouvait donc faire figure de citoyen fiable en cas de conflit. On voit combien les mentalités évoluent !
Or les S. s’intéressent, et passionnément, à la nature et à la bonne et belle vie. La décoration de leur intérieur, les nombreux ouvrages traitant de mycologie fine ou de minéralogie alpine, de fleurs alpines typiquement helvétiques voire bénies par Notre Seigneur, tel atlas des oiseaux ou tel guide des jeunes cuisiniers européens (le seul livre en français de leur bibliothèque !) témoignent multiplement de leurs curiosités plus qu’européennes : mondiales (les oiseaux et les penseurs éminents, tel un Arthur Koestler et un Manès Sperber, également bien présents, ne sont-ils pas citoyens du monde ?), et pour couronner le tout, à mes yeux de fouineur indiscret «fondu en littérature», je relève une Wanderung (promenade) de Hermann Hesse et, constituant une véritable découverte: un recueil de nouvelles de l’auteur allemand Ferdinand von Schirach dont j’ignorais tout jusqu’à ce matin alors que trois de ses livres ont été traduits chez Gallimard dans la référentielle collection « du monde entier », etc.
Les voyages forment la jeunesse et déforment les valises, dit la sagesse populaire. Or au moment de boucler les nôtres pour quitter demain Surlej, face à Silvaplana et non loin de Sils-Maria, je me sens plein de gratitude à l’endroit de la Suisse des S. dont j’enrichirai tantôt la bibliothèque, promis-juré, par l’envoi du deuxième de mes livres, intitulé Le pain de coucou et évoquant ma double origine alémanique et romande, mais aussi italienne par un trisaïeul prêtre catholique piémontais qui connut (au sens biblique) mon arrière-arrière-grand-mère chassée de son village pour inconduite et qui réapprit le « vivre ensemble » avec un menuisier du nom d’Imsand, avec lequel elle donna la vie à ma bisaïeule devenue l’épouse d’un Monsieur Gretener chauffeur de loco aux CFF et qui inaugura à ce titre la première traversée du Gotthard, - et la mère de douze enfants dont ma grand-mère Agatha drillée à l’âge adulte dans les métiers de l’hôtellerie entre le Ritz de Paris et le Victoria de Glion, et jusqu’à l’hôtel Royal du Caire où elle fit sa pelote avec notre Grossvaterx - et c’est ainsi qu’on fait la nique à Bruxelles en attendant que l’Europe s'intègre enfin à la Suisse…