Magazine Journal intime

Petit bateau deviendra grand

Publié le 26 août 2019 par Hugo Bourque

Par un beau vendredi après-midi, le petit Nicolas apprit quelque chose de formidable dans la classe de première année de madame Germaine. Celle-ci montra à ses élèves, lors d’une période de bricolage, qu’en pliant une vulgaire feuille de papier 8,5 x 11, on pouvait fabriquer un bateau. Ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore. Au début, ce n’était pas facile pour Nicolas. Il a dû recommencer et recommencer. Son premier ressemblait plutôt à un chapeau de fête sur lequel on se serait assis par inadvertance. Mais à force d’essayer et d’essayer, il a fini par apprendre la formule par cœur et a compris comment bien réussir ses petits bateaux de papier. 

Cet été-là, le petit Nicolas passa son temps à plier du 8,5 x 11. Ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore. Il s’imaginait toutes sortes d’histoires avec ses nouveaux bateaux. Des balades agréables comme des rencontres entre corsaires des mers qui se concluaient généralement en duels sanglants. Et quand la guerre est finie, il faut recommencer : ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore.

Le petit Nicolas sortait parfois ses crayons de cire pour colorier ses bateaux. Tantôt du rouge, tantôt du bleu. Un point jaune par-ci et une ligne orange par-là. Ça mettait de la vie sur les flaques d’eau de pluie et de terre vaseuse sur lesquelles voguaient ses embarcations. 

Puis, par un beau samedi après-midi du mois d’août, le petit Nicolas se retrouva sur la Grave. Ça faisait frayeur, tellement il y avait du monde ! En fait, contrairement à d’habitude, ce monde-là n’était pas dans le chemin sur la Grave, mais bien sur la plage de la Grave. Cette plage de roches et de coquillages, véritables trésors pour celui qui a des yeux pour voir. Le petit Nicolas réussit tant bien que mal à se frayer un passage pour se rendre à la mer. Il sortit une 8,5 x 11 de son sac à dos et s’exécuta : ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore. Puis, il poussa son nouveau bateau à l’eau. Il fixa L’Île-d’Entrée du regard et s’imagina que son origami voguerait jusque-là et plus loin encore, défiant toutes les lois du vent et de l’eau qui emborvele papier. 

Tout à coup, Nicolas releva les yeux et remarqua l’action. Ça bouge sur la Grave. Les gens se réunissent. Ça parle fort. Ça rit. On entend des marteaux, des scies, des drills. Ça tapoche, ça colle, ça plie. Ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore. Nicolas s’approcha et assista pour la première fois de sa vie au concours de construction de p’tits bateaux du Festival acadien des Îles. Il n’avait pas assez d’yeux pour tout voir. Pour un petit moussaillon qui passe ses journées à fabriquer des bateaux en papier, voir des adultes en construire de plus gros avait quelque chose de très impressionnant pour lui. Une embarcation en forme de gros maringouin, une autre qui avait l’air d’un cercueil flottant et une qui était clairement inspirée des vaisseaux romains qu’il avait déjà vus dans les bandes dessinées d’Astérix. Tout ça en carton, en bois ou même en bouteilles de plastique vides. Dans la plupart des cas, l’aller à la rame s’est bien passé, mais quand est venu le temps de sortir les voiles pour le retour, la majorité des embarcations ont pris l’eau. Un peu comme les petits bateaux de 8,5 x 11 pliés de Nicolas. Mais ce n’était pas grave ; tout le monde a eu du plaisir et c’est tout ce qui compte, pensa-t-il. 

Le soir venu, le petit Nicolas est allé marcher sur le quai de la Pointe-Basse avec ses parents. Il a pu voir plein de bateaux de pêche. De gros bateaux. Pas en papier. Pas en carton. Pas en bouteilles de plastique vides. Des vrais. Il pensa que ce serait chouette de faire voguer l’un de ses 8,5 par 11 pliés à côté d’un bateau aussi gros. Il sortit une feuille de son sac à dos et se remit à l’origami. Ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore. Il eut juste le temps de le lancer à l’eau avant de voir, tout au bout de l’horizon, un tout petit point blanc. Le traversier rempli de touristes qui contournait L’Île-d’Entrée en direction de l’archipel. Petit point blanc qui deviendra grand. Chaque fois que Nicolas voit ce gros bateau accoster aux Îles, la vie autour de lui s’arrête. Il rêve de voyage, mais aussi de partir en mer. Se laisser bercer par les vagues le nez pointé en l’air pour bien sentir le sel de l’eau. Les bateaux, ça fait ça à Nicolas. C’est plus fort que lui. 

Le petit Nicolas, ça peut être à peu près tous les petits Madelinots. Enfants, on finit tous avec un 8,5 x 11 pliés dans les mains. Ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore. On le met à l’eau en regardant L’Île-d’Entrée et l’on se dit qu’avec un peu de chance et le vent du bon bord, il pourrait peut-être s’y rendre. Puis, immanquablement, il prend l’eau et coule. Pas grave. On en plie un autre. Ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore. Côtoyer la mer chaque jour laisse des traces et influence nos vies. Parfois, il y a de la houle, parfois on se fait brasser… mais on sait très bien que le ressac finira toujours par nous ramener sur la grève. Et au bout de la vie, peu importe nos choix ou nos expériences, on finira tous avec le visage comme nos petits bateaux de papier 8,5 x 11 : pliés. Ce coin-là avec ce coin-là, par en avant, par en arrière, tourne de bord et plie encore.

On se r’parle !

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