Aux Îles, on a le temps

Publié le 10 août 2019 par Hugo Bourque

On répète souvent qu’aux Îles, on n’a pas l’heure, on a le temps. C’est une façon pour nous de dire qu’on n’est pas pressé, on n’est pas stressé. On a tout notre temps. Et parfois même, celui des autres…

Par exemple, on a le temps de compter au moins jusqu’à quinze avant de se remettre à avancer après une lumière rouge. Pas besoin de se presser pour poigner les autres lumières vertes ; il n’y a pas d’autres lumières ! 

On n’est pas pressé de mettre nos clignotants non plus. « De toute manière, c’est pas utile d’annoncer que j’va tourner ; tout le monde sait yousse que j’reste », qu’on se dit. Fait que des fois, on le met juste quand on est quasiment déjà dans notre barrière. Ici, ce n’est pas quand une auto met son flasherqu’on sait qu’elle va tourner, c’est quand elle ralentit. Et pour aider les autres, on commence à ralentir longtemps d’avance. Très longtemps d’avance. Comme ça, personne ne pourra dire qu’on ne les avait pas avertis. 

On a tout notre temps. Sauf quand on se retrouve derrière le charde quelqu’un qui ne sait clairement pas youssequiva. Si lui ne le sait pas, je ne le saurai pas plus que lui. On a le temps, mais on n’est pas niaiseux. Il ne faut pas exagérer non plus. Si tu ne sais pas où aller, reste chez vous ! Comme ça, on va peut-être pouvoir descendre à Cap-aux-Meules à pleine vitesse comme d’habitude. 

Mais sinon, nous autres, on n’est pas pressé. Mon père est d’ailleurs probablement le seul au monde qui s’est déjà fait arrêter parce qu’il ne roulait pas assez vite. La police pensait qu’elle suivait un gars chaud qui, par souci de prudence, ralentissait sa cadence. Mais non : mon père allait tout simplement chercher un paquet à l’aéroport et avait tout son temps. 

Chez nous, on prend le temps de regarder les gens dans les yeux quand on les croise. C’est vraiment là que ça se passe. Pas par terre. Pas à côté. Surtout pas au-dessus. Dans les yeux. 

Aux Îles, on prend le temps de s’informer. Un mélange d’altruisme, de compassion… et de curiosité mal placée. « Comment va le gars à machine ? » ou « Quosse qu’arrive avec la fille à chose ? » On va dans le détail s’il faut y aller et l’on invente ce qu’on ne sait pas. Même à la caisse d’un magasin ou d’un restaurant pendant que les autres attendent. Ils attendront ! On n’est pas pressé. 

On passe même par la météo pour en savoir un peu plus sur la personne en face de nous… et peut-être même avoir des nouvelles de d’autres autour d’elle : Oué ben… on va ti aouâre d’la puie ?

– Oué ben… on va ti aouâre d’la puie ?
– Ça devrâ.
– Masse fait que tu sais ça ?
– Ça fait deux jours que j’endure pus mes rhumatisses… y’a d’l’humidité dans l’air, c’est sûr.
– Ah oué ?
– Oué ! T’as pas vu, hier soir, y’avait même du chalin dans l’ciel ?
– Nan, pas vu ça.
– Ben oué ! C’est Paul à Éverade qui m’a fait r’marquer ça. Lui, c’est son arthrose qui l’fait souffrir le martyre quand t’la puie s’en vient. 
– Eh ben…

On prend le temps. On sait très bien que la météo est changeante, que la question est anodine et que la réponse ne sera pas nécessairement sincère… mais la rencontre, elle, le sera. Ce n’est jamais du temps gaspillé. C’est du temps investi. 

Aux Îles, comme partout ailleurs, on finit malheureusement par « placer » nos aînés. Sauf que chez nous, on prend généralement le temps de les écouter et d’apprendre d’eux autres. C’est en partie pourquoi les traditions sont encore très ancrées au cœur de nos vies. 

Chez nous, on prend le temps de vivre, de respirer, d’admirer, de contempler, de respecter. On n’a pas de temps à perdre avec les files d’attente, Instagramet le trafic. D’ailleurs, chez nous, la seule chose qu’on endure congestionnée, c’est notre nez. 

Mais il y a des choses qui, pour nous, ne seront jamais des pertes de temps. La fierté, par exemple. La fierté de ce qu’on est, de notre particularité, de notre insularité. On n’aura jamais fini de vous parler de chez nous et de vous exposer nos photos. Jamais fini de vous inviter à grands coups d’émissions de télé ou de pages de magazines. Nous prendrons toujours le temps de vous recevoir en grand et de vous montrer qui l’on est. 

Avoir le temps, c’est d’abord une décision. C’est choisir d’avoir du temps. De s’en garder pour l’essentiel. C’est de se remettre les priorités dans le bon ordre ; c’est de se remettre au centre de nos priorités. Quand on dit à quelqu’un qu’on n’a pas le temps, c’est parce qu’on a préféré consacrer ce temps-là ailleurs. Tout simplement. « Avoir le temps » et « prendre le temps », ce n’est pas la même chose. 

Aux Îles, on n’a pas l’heure, on a le temps. Le temps de prendre son temps. On se r’parle !