Olivier Rolin | [Le jardin du Luxembourg, centre de mon zodiaque]

Publié le 14 octobre 2019 par Angèle Paoli


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[LE JARDIN DU LUXEMBOURG, CENTRE DE MON ZODIAQUE]

T outes les saisons tournent autour du bassin du Luxembourg, celles de l'année et celles de la vie, c'est mon étoile polaire, mon horloge astronomique, le centre de mon zodiaque.

[...]

Les arbres se teignent à l'automne des couleurs du raisin mûr, les coups de vent en lèvent des vols d'étincelles, la course des nuages fait défiler, dans les flaques laissées par l'averse, comme un ciel souterrain étendu au-dessus d'un autre monde, peut-être meilleur, vu à travers des échancrures de la terre. Une goutte d'eau scintille au bout d'une tige et de ce petit diamant liquide jaillit, inopiné, le souvenir des lignes d' Autres rivages où Nabokov relate comment " son premier poème fusa " à la vue d'une goutte roulant le long d'une feuille de tilleul - et il y a dans cet épisode un peu de l'assurance ostentatoire de son génie qui rend parfois Nabokov irritant (au fait, et sa demeure ?). Une fille en jupe rouge, cuissardes noires, blouson noir, lunettes noires, cheveux noirs avec un crayon vert planté dedans, pianote d'un ongle précis sur son téléphone noir. Les marrons jonchent le sol, petits galets d'acajou poli dont on ne peut se retenir de fourrer un ou deux en poche, avec tous leurs relents d'enfance (mon unique voyage, avec mes parents, aux " châteaux de la Loire "), bogues éclatées, charnues, à l'intérieur d'un blanc satiné. Souvenirs d'enfance, encore, les feuilles de platane qui crissent sous les pieds comme si l'on foulait une très mince pellicule de glace (tandis que celles des tilleuls, jaune acide et gris perle, duvetées, forment un tapis moelleux), et qui rappellent celles qu'on nous faisait dessiner à l'école, il y a une immensité de temps. Les parfaits palmiers sont encore là (bientôt on les rentrera, avec les orangers devants lesquels pose une Japonaise aux jambes Louis XV, en robe noire à col marin), leur ombre au sol dessine une gigantesque araignée (souvenir de L'Île mystérieuse). Sous l'un d'eux j'attendais, il n'y a pas si longtemps, une autre femme, russe, qui fut un amour violent et bref - " Tu me trouveras sous ce palmier, comme un chameau ", lui avais-je dit, et souvent ensuite je signais mes messages d'une icône de chameau (de dromadaire, en fait). L'été au Luxembourg est érotique. Robes légères, dont l'ourlet (ô Baudelaire !) bat mollement des jambes bronzées, maillots découvrant des bras fins, shorts minuscules, soutiens-gorge sous la mousseline, seins entr'aperçus, fines sandales, tennis. Multiple crissement des pas sur le gravier. Japonaises à petits chapeaux, à ombrelles, queues-de-cheval, jambes pâles, pépiant. Cheveux qui volent, dansent sur les épaules, relevés sur la nuque, dont une mèche retombe... Taches de rousseur... Seigneur... Toutes les langues du monde tournent et se mélangent autour du bassin, dans un poudroiement de poussière dorée, se nouent un bref moment et se dénouent. Toutes les langues que j'aime à l'égal de la mienne, qui sont les voix multiples du monde, que j'aimerais tant parler comme je parle la mienne.

Olivier Rolin,
Extérieur monde, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2019, pp. 111-114.