Une fois n'est pas coutume, remontons donc le courant, et établissons-nous au 10 mai 1019, à cinq mois d'ici. Ce jour-là, je commence Les Furtifs d'Alain Damasio. Et certes, j'en parle dès le 4 juin dans un article éponyme. Mais je suis vite entraîné vers une série de résonances avec le cinéaste Adolfo Arrietta et le poète Gérard Macé. Et je n'évoque pas une autre rencontre importante, celle avec le penseur belge Henri Van Lier, découvert la même semaine de mai grâce à une vidéo postée par Benoît Peeters - que je me permets de remettre ici car elle est essentielle.
Ce n'est que le 8 septembre que j'ai parlé pour la première fois d'Henri Van Lier, à l'occasion d'un article sur le film de Blake Edwards, Experiment in Terror. Mais je ne faisais aucune mention de Damasio. Et pourtant, très vite, un point commun puissant s'était imposé : le thème de l'angle.
Pour Henri Van Lier (et cela est très tôt explicité dans la vidéo) l'homme est le primate anguleux. Cela est affirmé jusque dans l'en-tête de son site Anthropogénie, où toute son œuvre est généreusement disponible.
La capacité du corps humain à former des angles est exploré dès le premier chapitre, Corps technique et sémiotique :
"L'angle droit, qui réfère entre eux les trois plans et les trois dimensions selon lesquelles le corps redressé d'Homo distribue son environnement, a envahi ses articulations. Il a plié orthogonalement deux à deux phalangettes et phalangines, phalangines et phalanges, et ainsi de suite de main en poignet, en coude, en épaule, en tronc, comme aussi de doigts de pied en pied, jambe, cuisse, tronc. A quoi s'ajouteront d'une épaule à l'autre les rotations de la tête sur 180°, c'est-à-dire 90° x 2, confirmant l'orthogonalité des trois dimensions à partir du plan transversal. De plus, le Primate redressé entretient en permanence un angle droit circulaire au sol, qui en fait l'animal antigravitationnel. Quand il s'assied, sa station assise (sedere, ad) crée et entretient deux angles droits opposés. Son agenouillement, technique ou révérentiel, comporte un angle droit quand il a lieu à deux genoux, et deux angles droits quand il a lieu sur un genou, avec ou sans fléchissement du tronc. Les bras levés, cette menace des Primates qu'Homo transforma en supplication au ciel, confirment la fécondité anthropogénique des angles. Rien d'étonnant que ce corps orthogonalisant se soit mis un jour à précadrer ses images au paléolithique supérieur, et à cadrer (quadrare, carrer) ses images et tout son milieu au néolithique. La perpendiculaire, en français, est dite normale au sens de normative. En grec, gônia, l'angle de la géométrie dérivait de gonu, le genou."[C'est moi qui souligne]Or, ce qui frappe très vite à la lecture des Furtifs de Damasio, c'est l'omniprésence des angles. Comme en témoigne déjà l'épitaphe finale :
A la mémoire de Marilou (...)Dans un angle vif parfois, je te vois encore : tu luis "Mais aussi le premier chapitre, intitulé LE BLANC, qui commence par une chasse au furtif mené par un des personnages principaux, Lorca Varèse. Il s'agit d'une épreuve de chasse dans un cube, un huis clos, qui décidera ou non de l'admission définitive de Lorca au Récif (Recherches, Études, Chasses et Investigations Furtives), un corps militaire d'élite de chasseurs de Furtifs : "A peine si je distingue les angles droits des murs." Page suivante: "Les quatre angles, je les code NO, NE, OS et ES." Page suivante encore : "Je me loge dans l'angle OS pour avoir la porte dans mon champ de vision. (...) Calé dans mon angle, je regarde le plafond droit à ma verticale puis la totalité du cube blanc, tacheté de croix, qui s'étend devant moi. Rien, bien sûr. Sans parler du silence, presque insultant.Il est dedans. Je veux bien les croire, putain. Mais où ?Ça pourrait être une farce. Un bizutage de fin de formation. Mon champ de vision couvre 180° à l'horizontal et 120° à la verticale. Quand je regarde la salle, posté dans l'angle, j'ai l'impression panoptique de tout couvrir - et cependant je laisse de courtes plages hors champ - sol, côté, plafond - où le furtif se cache. "L'angle mort est leur lieu de vie" -c'est la première chose qu'on nous apprend."
L'angle mort est leur lieu de vie. L'angle mort, cette expression ne cessera plus de revenir dans le livre. Regardant en replay l'émission La Grande Librairie où Damasio sera invité le 30 mai, je l'entendrai utiliser par deux fois.
Phonophore, Enquête sonore autour des furtifs.
Cette rencontre orthogonale entre ce philosophe belge presque inconnu et cet écrivain français ne doit-elle pas être pensée comme une occasion de penser une situation proprement politique ? A l'instar de ce que je suggérais l'autre jour, avec la triple récurrence de la date 1770 dans deux opus cinématographiques et l'écho d'une catastrophe ancienne à Rouen, la coïncidence n'est peut-être pas qu'un pur jeu formel et qu'une curiosité sans lendemain, elle porte peut-être aussi la marque d'une urgence, d'une invitation au questionnement. Ce qui me conduit à reprendre la question que je posais à la fin de l'article du 4 juin : "L'Attracteur étrange, qui se plaît à ourdir des rencontres entre les éléments a priori désaccordés de nos vies, n'est-il pas à sa manière une sorte de furtif, œuvrant dans le hors-champ de nos parcours algorithmés ?"