"Un soir sur la Loire, Jean-Christophe Bailly observe "le mouvement perpétuel d'une bande d'étourneaux formant sans fin des figures liquides, triangulation de points noirs partis puis se retournant tout soudain comme une limaille attirée par un invisible aimant qui se déplacerait dans le ciel [...]. Condensation de ce qui est non seulement libre mais véritablement libéré et agi dans le ciel, signature d'une pure ivresse du vivre, en un battement singulier et rêveur*".
Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, p. 103
Je reviens sur cette ultime page de ce petit éloge des brumes, sur la citation précise de Jean-Christophe Bailly, sur ce moment d'observation un soir sur la Loire de cette danse étourdissante des étourneaux. Parce qu'elle est au départ de l'un de ces hasards objectifs que prise, comme moi, Corinne Atlan.
Un peu plus haut, j'avais écrit le plaisir que j'avais éprouvé aussi à retrouver le poète de Le lien m'entraînait sur cet article ancien du 12 août 2009 (dix ans déjà, je ne peux y croire), je ne consignais pas alors les Baltiques, Tomas Se retourner, oublier, où je rendais compte du rituel du moment : vertiges, non, chaque soir je lisais trois poètes différents, quelques poèmes de chaque pris dans un recueil de façon linéaire. J'avais commencé avec Ferrements d'Aimé Césaire (Points/Seuil), Le paysan céleste de Georges-Emmanuel Clancier et La terre nous est étroite, de Mahmoud Darwich. Dès que l'un des recueils était terminé, je le remplaçai par un autre, en gardant pour contrainte d'avoir toujours un poète étranger. C'est ainsi que j'étais passé à Tomas Tranströmer (Baltiques, Poésie/Gallimard encore), puis à Jean-Claude Pirotte (Le promenoir magique et autres poèmes, La Table Ronde) et enfin, à Philippe Jaccottet avec ses Poèmes (1946-1967).
A l'issue de chaque lecture, j'extrayais un passage que je recopiais dans un petit carnet acheté à Prague** dans le quartier juif, au Zidovské Muzeum. Je composai ainsi une sorte d'anthologie.
Le 9 août 2009, je constatai un étrange effet de synchronisation entre les trois derniers recueils. Je remarquai en effet que le verbe se retourner était présent ce soir-là chez mes trois auteurs. " Ce n'est pas un mot rare, j'en conviens, mais il y a quelque chose là qui m'amuse, aussi, contrairement à mon habitude de n'élire chaque soir qu'un seul des trois poètes, je choisis de recopier les trois passages concernés" :
Deux jours plus tard, un nouveau verbe se répète : oublier : " encore un verbe commun, c'est vrai, mais tout de même..."
Cette double synchronicité textuelle se retourner/oublier ne fut pas rééditée, mais l'affaire ne s'arrête pas là. La recherche sur Tranströmer me donnait un dernier article, rédigé le 26 mai 2014, à l'occasion de la mort de Jean-Claude Pirotte, poète mais aussi magnifique prosateur à qui je voulais rendre hommage. Je terminai par une citation de Plis perdus, un livre que je disais " acheté d'occase à la foire du Livre d'Angles-sur-Anglin, le 12 août 2006, et où l'on retrouve cette Loire qui m'occupe si fort en ce mois de mai" :
"Promenade le long de la Loire, de Blois à Amboise, d'Amboise à Chinon et à Saumur, trop courte hélas, dans la lumière douce-amère de novembre, avec le poids douloureux, et qu'il faut taire, des vieux souvenirs, et mes vertiges qui sont comme le chant sourd du memento mori."
Je recherchai le livre dans la bibliothèque. Un marque-page y était toujours inséré, et il ouvrait précisément sur la page 154 de la citation. Cinq ans qu'il veillait, le longiligne animal de papier, sur ces phrases où la Loire, cette même Loire au-dessus de laquelle tournoyaient les étourneaux de Bailly, cette même Loire que j'ai vue hier en passant sur le pont de Blois où j'étais appelé pour une réunion de travail, oui, cette Loire agitait chez l'écrivain en cavale des vieux souvenirs et des vertiges qu'il me faudra consigner, fixer, comme le chant sourd du memento mori.
Et replongeant dans ce livre qui n'est pas un roman, ni une chronique, mais bien plutôt, nous dit avec justesse la quatrième de couverture, " un ensemble de sonatines, aigres, douces, amères, ordinaires, pour apprenti raisonnablement distrait", j'ai soudain envie de le relire, comme on retourne à la dégustation inespérée d'un vin vieux qui vous a laissé jadis sur la langue une empreinte inoubliable. Je rebrousse de quelques pages et voici que Philippe Jaccottet réapparaît lui aussi, aimé de Pirotte : " Lecture de Jaccottet : application d'un baume".
Et comme tout encore une fois va par trois dans cette histoire de hasards objectifs, voici la troisième apparition de la Loire qui me fut donnée ce soir même, en achevant la lecture du livre délicieux de Charles Coustille, Parking Péguy.
Par paresse, permettez-moi de redonner ici la présentation même de l'auteur :
"Tout a commencé par une erreur d'aiguillage sur internet. statut marginal. Mais qu'on associe son nom à un parking, c'était une autre affaire. Après de nouvelles investigations, j'ai découvert des centaines de rues Péguy éparpillées en France, plutôt tristes, principalement à la périphérie de l'espace urbain. Or rien n'importait plus à l'écrivain que ce territoire et le changement qu'il subit. Guidés par la seule toponymie, le photographe Léo Lepage et moi sommes partis sur les routes.
Alors que je cherchais Clio de Charles Péguy, je suis tombé sur une image et sa légende : Parking Péguy, " Stains (93) ". Je savais que celui que je considère comme le plus grand écrivain français du XX e siècle souffrait d'un
Lors du voyage, j'ai écrit un journal, chacun des lieux me ramenant à des extraits de l'œuvre de Péguy. Léo a pris des photos qui ouvrent des parallèles, suggèrent des contrastes ou des associations avec ces mêmes textes. Surtout, contre une vision commémorative du patrimoine littéraire, nous avons souhaité faire lire Péguy aujourd'hui."
Le dernier texte de Péguy, présenté dans l'épilogue, est extrait de Clio et l'âme païenne (1913), et c'est le plus long aussi de cette courte anthologie. Eh bien voilà ce que j'ai pu y lire :
"Dans une carrière il sait ce que c'est que Péguy. Il a même commencé à le savoir, il en a vu les premiers linéaments, il en a reçu les premières indications sur ses trente-trois trente-cinq trente-sept ans. Il sait notamment que Péguy c'est ce petit garçon de dix douze ans qu'il a longtemps connu se promenant sur les levées de la Loire."
Péguy, né à Orléans le 7 janvier 1873. Sur le site officiel qui lui est consacré, où je me rends pour des éclaircissements biographiques sur le petit garçon de dix douze ans, le vertige encore une fois s'impose :
"L'école est la part la plus précieuse de l'enfance de Péguy. Elle lui a donné sa chance, non en l'extrayant de son milieu, mais en lui permettant d'être lui-même et d'épanouir les dons qu'il avait pour le travail intellectuel. De ses maîtres de l'enseignement primaire, les "hussards noirs de la République", il fait des héros, et sa première école, il nous la dépeint comme un lieu d'enchantement. Cet émerveillement demeure tout au long de ses études. Dans L'Argent, il évoquera son entrée en sixième comme une expérience tout à la fois vertigineuse et décisive. Vertigineuse, parce qu'elle le fait accéder à un univers de connaissances insoupçonnées : "Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu'il faudrait dire, mais voilà ce qui m'entraînerait dans des tendresses." Décisive, parce que sans le discernement de M. Naudy, le directeur de l'école, qui l'orienta vers le lycée alors que ses origines sociales le destinaient plutôt à l'enseignement professionnel, rien sans doute de ses engagements ni de son œuvre ne serait advenu."[C'est moi qui souligne]
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* Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, "Le rayon des curiosités, Bayard, 2007, p. 88-89.
** Prague, évoquée précisément dans le dernier vertige collecté, dans un livre d'Hélène Gaudy, mis en ligne juste avant cet article-ci.