Dans son pénétrant Éloge du génie, Patrick Roegiers célèbre trois grands créateurs que rapprochent leur totale identification à la pratique de leur art, à savoir la peinture (le Danois Vilhelm Hammershøi), la musique (Glenn Gould) et la littérature (Thomas Bernhard). Trois personnages hors norme également taxés d’extravagance, laquelle n’est qu’un effet collatéral de la même exigence absolue.
Tel l’albatros de Baudelaire, magnifique de grâce en ses évolutions dans le ciel, mais s’empêtrant au sol comme un oiseau mazouté dès qu’il touche terre sans parvenir à rebondir avec ses trop grandes ailes, le génie, qu’il soit artiste ou savant, est souvent mal adapté à la vie sociale, en butte alors au décri des gens dits normaux que sa passion sans partage étonne ou même inquiète, surtout quand le personnage se montre effectivement trop ceci ou trop cela, peut-être asocial ou cultivant des manies, apparemment illuminé ou carrément extravagant selon les codes admis.
Une idée reçue à la fois du romantisme et de l’esprit bourgeois du XIXe siècle, recyclée par la culture à la coule, voudrait que tout génie fût un personnage échevelé possiblement rebelle et même fou, qui fasse «rêver», genre Amadeus de cinéma ou Rimbaud aux-semelles-de-vent, et l’on se rappelle les railleries d’un Marcel Aymé, génie avéré mais à cravate et bon sens jovial, contre cette imagerie illustrant un nouveau conformisme.
Or les trois génies rassemblés, avec quelle affection particulière, par Patrick Roegiers, sont bien moins extravagants qu’ils n’ont pu le paraître, et parfois pour de bonnes raisons, et bien plus émouvants en réalité par leur façon de ne pas se soumettre à des conventions qui les éloigneraient de leur «noyau» existentiel et créateur. Les trois « élus » de Patrick Roegiers sont certes trois « inadaptés » à divers égards, mais aussi trois « purs de purs » en leur art respectif et, affectivement, ce qu’on pourrait dire trois enfants perdus…
Dans un dédale de lumière
Je ne connaissais pas la peinture du Danois Vilhelm Hammershøi - révélée au public français en 1997 au musée d’Orsay – avant de lire le premier chapitre de cet Éloge du génie, intitulé L’épouse modèle de Vilhelm Hammershøi, où Patrick Roegiers, aussi sensible aux arts plastiques (grand connaisseur de la photographie mais pas que) nous fait entrer, littéralement, dans l'univers de ce peintre à la fois austère et traduisant sa rêverie solitaire de manière quasi hypnotique dans une gamme de de couleurs réduite où dominent le gris bleu et le brun cendré, notamment, en un décor mutipliant les espaces intérieurs de son appartement de Copenhague, pour ainsi dire «reconstruits» par la lumière, avec le personnage récurrent de sa sage épouse Ida, souvent vue de dos, mais point d’enfants ni d’animaux, point de détails troublant cette «impensable» songerie que l’auteur apparie à celle de Vermeer.
« Pas de joie ni de drame, l’énigme du silence », et quand Ida se met au piano, une «aphonie absolue». Et pourtant cette peinture, longtemps oubliée comme celle, auparavant, d’un Caspar David Friedrich, taxée de conservatrice ou d’académique, est d’un grand peintre retrouvé dans son «silence entouré de silence »…
La musique incarnée
Le pianiste indéniablement génial que fut Glenn Gould, adulé par l’internationale des mélomanes dès son enregistrement mythique des variations Goldberg de Bach, en juin 1955, est évidemment plus représentatif d’une certaine extravagance extérieure, à la fois par ses manies et ses phobies, son comportement en société et les bizarreries de son mode de vie de reclus amateur de voitures ultrarapides et d’agoraphobe plus à l’aise avec son putois et ses petits chiens qu’avec ses semblables, mais l’important là-dedans ?
Sûrement pas dans la curiosité « scientifique » des experts de psychiatrie se penchant sur son « cas », mais dans ce fait central que Patrick Roegiers énonce simplement, à savoir que Glenn Gould EST la musique.
On sourit évidemment au rappel de ses exigences « maniaques », rapport à sa chaise pliable aux pieds sciés remplaçant tous les tabourets du monde, ou à son hypocondrie, son aérophobie et sa façon de s’emmitoufler autant que Marcel Proust gardant au lit ses mitaines, mais Glenn Gould, entré en musique à trois ans, enfant prodige adulé, et interprète semblant composer la musique en même temps qu’il la joue, fou de précision et danseur du clavier semblant diriger un orchestre en même temps qu’il chantonne au vif énervement de certains, Glenn Gould n’est pas réductible à une sorte de star cinglée refusant de toucher aux journaux par hygiène : il EST la musique et j’en convenais ce soir en l’écoutant « dialoguer » avec Yehudi Menuhin, parler pendant quatre minutes chrono face à la caméra de Beethoven, selon lui « bifrontal », avant d’interpréter la sonate Nummer 14 dite The Tempest, et demain je ressortirais mes CD et je serai à mon tour DANS la musique.
Même détruit, il survit…
En exergue de son Eloge du génie, Patrick Roegiers cite Schopenhauer selon lequel « la simplicité a toujours été l’attribut non seulement de la vérité, mais du génie même », et la formule va comme un gant (moufle de Gould ou gant de pécari du chauffeur de Proust) à Thomas Bernhard, grand blessé de l’enfance qui rata son premier suicide à sept ans et dont le théâtre des opérations, à savoir apparemment l’Autriche philistine et mal dénazifiée, est à vrai dire plus large et plus profond, incluant la vie même, la maladie et la mort, sources d’une inextinguible drôlerie, ah, ah, ah.
Patrick Roegiers, auteur magnifique du Bonheur des Belges, est lui-même une espèce de génie baroque mêlant une immense érudition et une sensibilité tantôt surfine et tantôt à grosse gouaille à la Till Eulenspiegel, mais le vrai Roegiers se retrouve peut-être dans une autre simplicité, dans ce miroir en triptyque où la réserve rêveuse du peintre danois le dispute à la pureté contrapuntique du pianiste canadien et à la mélancolie éperdue de l’imprécateur autrichien , « ami fragile » sous son masque d’ennemi du genre humain…
ROEGIERS Patrick. Eloge du génie. Arléa, collection La rencontre, 108 p, 2019.