Découvrez ce jeudi la nouvelle de Micheline.
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Je venais d'avoir quarante ans. Pour moi, cette année-là devait marquer une étape particulière dans ma vie. C'était l'année de mon divorce, l'année de la perte de l'emploi de secrétaire que j'occupais depuis près de dix-huit ans, mais aussi l'année de mon héritage après le décès de mon parrain.
J'avais plongé. Je tentais de refaire surface. J'avais acheté un studio en ville, je ne vivais plus que grâce aux paradis artificiels offerts par la télévision, Internet, le cinéma et la lecture des offres d'emploi. Je répondais sans succès à des petites annonces. Autant de lettres, autant de refus. Pour me remonter le moral, je fréquentais régulièrement un petit restaurant italien près de chez moi. La savoureuse cuisine qu'on y servait me mettait du baume au cœur, comme le chocolat quand j'étais gamine.
Le restaurant s'appelait "Il capriccio di Paolo". Et des caprices, il en faisait, Paolo ! Il ouvrait quand bon lui semblait, il installait ses clients là où il l'avait décidé, il tutoyait tout le monde, il refusait une table aux gens qui ne lui plaisaient pas. Comme je venais seule, il m'installait souvent au fond de la salle, dans une sorte de recoin. Avec en face de moi, un poster de la fontaine de Trevi à Rome.
Un midi, en attendant mon spaghetti alla carbonara, j'avais commandé un Campari orange. Je savourais mon apéritif en jetant un coup d'œil sur le poster. Dehors, il y avait tout au plus quinze degrés mais là, soudain, sous le ciel azuré de Rome, j'avais chaud. Les pierres, l'eau, l'air étaient tièdes et doux. Dans l'eau claire et transparente, l'azur du ciel faisait des vagues. J'entendais les rumeurs de conversations, la musique d'un ruissellement continu, comme celui d'une cascade. Je sentais des parfums opulents, des fragrances d'origan, de basilic, de fleurs. Un patchwork de senteurs et ce bleu du ciel, lisse, somptueux. J'étais en sueur, j'avais la gorge sèche. Pareille à une touriste assoiffée, je n'avais qu'une envie, tremper mon mouchoir dans l'eau et le passer sur mon front. Mon attitude devait avoir quelque chose de bizarre car Paolo s'est approché de moi.
- Hé, ne t'endors pas. Ça arrive bientôt…
J'ai regardé Paolo, il était tout auréolé de lumière, ses yeux bruns avaient des reflets dorés. J'ai bu une gorgée. J'étais là dans le restaurant où il n'y avait que deux tables occupées, où les nappes vertes et les serviettes rouges ou blanches me ramenaient au ras de ma réalité.
J'ai achevé mon apéritif, j'ai mangé mon spaghetti, bu mon quart d'eau minérale. J'étais sans emploi, sans mari. Je me retrouvais quasiment sans liens sociaux. Il y a peu, j'avais hérité d'une coquette somme. Pourtant, on aurait dit que mes malheurs avaient éloigné tous mes amis et mes relations. Les seules attentions qu'on me manifestait encore venaient de Paolo, de mon libraire, d'une voisine de palier, d'une vieille cousine et de mon ex-belle-sœur.
Sur ma table, je rassemblais les mies du pain, j'en faisais des formes géométriques puis, je les balayais de l'index et en reconstituais d'autres. C'est alors que j'ai vu la tache de sauce sur mon pull émeraude. Je suis descendue aux toilettes pour la faire disparaître. C'était la première fois que je visitais les lieux. En fait de robinet, j'ai trouvé une abeille en métal. Il suffisait d'approcher les mains pour que l'eau coule. J'ai tenté d'ôter la tache. En vain. Quand j'ai eu fini de m'escrimer à frotter avec une serviette éponge humidifiée, la tache avait pris la forme d'une abeille.
Sur le mur, entre les deux lavabos, un sous-verre avec la photo d'une fontaine. Un simple détail. Une main de marbre qui semble pousser une tortue de marbre pour l'aider à se désaltérer. À mon tour, j'ai senti quelque chose qui me poussait. Une sensation de forte pression dans le dos.
Je suis remontée bien décidée à trouver un nouvel emploi, ne serait-ce qu'un temps partiel ou un bref intérim. Jamais, je n'avais éprouvé une telle confiance et une telle détermination depuis mon licenciement.
- Attention, Isabelle, je ferme quelques jours pour cause de travaux !
Pendant trois semaines, j'ai donc été en manque de pizza, raviolis à la ricotta et aux épinards, de tiramisu, de cappuccino ! Je me suis mise au régime salades, pain et fromages. J'ai surfé sur Internet à la recherche d'informations sur Rome. J'ai ainsi découvert des photos des fontaines de Trevi, des Tortues, delle Api, des Quatre Fleuves, de la Barcaccia, de la Trinita dei Monti et bien d'autres.
J'ai continué à chercher un travail. J'ai déniché un mi-temps de secrétariat. Un boulot à durée indéterminée dans un service social.
La tache sur mon lainage restait ce qu'elle était. Tous mes systèmes D pour l'enlever n'avaient eu aucun effet. J'avais une abeille grise au milieu de la poitrine. Je l'ai porté ainsi parce que je n'allais pas jeter un vêtement dont j'aimais tant la texture. D'ailleurs, on aurait dit que c'était un motif imprimé d'origine.
Les travaux terminés, j'ai repris mes habitudes chez Paolo. Sur les murs, le blanc avait remplacé le jaune. Les nappes étaient devenues blanches, les serviettes or et pourpre. Le poster avec la fontaine de Trevi était toujours face à moi, dans le petit recoin. À présent, il était protégé par une plaque de verre encadrée par de fines baguettes noires. Sur les tables, il y avait des sous-assiettes transparentes et des bougeoirs. On trouvait des spots un peu partout. C'est dire si l'atmosphère était devenue plus romantique.
Pour la réouverture, j'avais mis mon pull émeraude. Après avoir passé ma commande, je suis descendue aux toilettes. Rien n'avait changé… Le robinet du lavabo avait toujours la même forme. La photo du détail de la fontaine des Tortues était toujours au même endroit.
Après ma visite au sous-sol, il a suffi d'un Campari pour que je retrouve le ruissellement déchaîné de l'eau, la chaleur, les odeurs. Quand je suis sortie de ma rêverie, un homme avait pris place à la table de droite. Il portait une veste bleue comme un des hommes sur le poster.
J'ai jeté un coup d'œil dans sa direction. Il m'a souri. Je me suis tournée vers lui. En désignant du doigt la fontaine de Trevi, il m'a dit :
- Il faut jeter une piécette dans l'eau. Tourner le dos à la fontaine. Jeter la pièce par-dessus son épaule gauche. On dit aussi qu'il faut boire l'eau à la petite fontaine des amoureux sur la gauche du bassin.
Je me suis prise au jeu. Un vrai comportement d'adolescente. Une réaction rapide. J'ai pris une pièce dans mon sac, j'ai tourné le dos au poster et j'ai lancé mes vingt cents au-dessus de mon épaule gauche. J'ai entendu un bruit sec sur le carrelage. J'avais respecté la tradition…
L'homme a ri. Puis soudain, il s'est tu… Il venait de voir la tache sur mon pull.
- J'ai le même pull, avec la même abeille grise. Savez-vous qu'il y a plus de deux mille fontaines à Rome ?
J'ai souri. Il a fait une pause pendant laquelle il a dessiné avec la pointe de son couteau sur la nappe.
- Vous, vous êtes une amoureuse de Rome…
J'ai hoché la tête parce que je ne voulais pas lui déplaire, parce que j'avais deviné à son accent, à ses chaussures, à son élégance, qu'il était italien. Je ne connaissais presque rien de Rome, je n'y avais jamais mis les pieds. Tout au plus avais-je vu des photos de ses fontaines et de quelques-uns de ses plus beaux sites mais un homme sympathique et italien de surcroît, méritait bien un mensonge…
D'autres clients sont arrivés. Paolo m'a servi mes raviolis. Je les ai mangés de bon appétit. En attendant mon tiramisu, j'ai regardé la fontaine.
- Elle vous rappelle de bons souvenirs n'est-ce pas ?
Je n'ai rien trouvé d'autre à répondre que "oui". Une réponse à la fois si brève et si bouleversée. Ma gorge était nouée, ma réponse devait être teintée de nostalgie. Alors, il s'est levé, s'est approché de ma table, a pris une pochette d'allumettes dans sa poche, il a allumé la bougie dans son bougeoir métallique. L'allumette se consumait, il n'y prenait garde. Elle allait lui brûler les doigts, lorsqu'il la jeta sur son assiette vide. Un geste tellement sûr qu'on aurait pu penser qu'il lui était habituel.
- Ce sera plus joli ainsi.
Il s'est rassis. Il a fini son pichet de vin rouge, est allé payer au bar et est parti en m'adressant un signe de la main.
- À plus tard, peut-être…
J'ai entendu Paolo qui criait : "Ciao Francesco".
Quand il a disparu de ma vue, j'ai levé le regard vers le poster. Quelle coïncidence ! Quelle ressemblance avec un des hommes de la photo !
J'ai terminé mon cappuccino et j'ai remarqué la pochette d'allumettes, avec inscrit en lettres d'or "Francesco e la cicala", oubliée là quand l'allumette avait failli lui brûler les doigts. Je l'ai retournée, j'ai lu l'adresse d'un restaurant de Rome.
J'ai gardé la pochette comme un grigri.
Qui sait, peut-être un jour irai-je à Rome ?