Objectif Nulysse

Publié le 05 novembre 2019 par Legraoully @LeGraoullyOff

A l’occasion des 35 ans de Canal+, notre ami Blequin ressort de ses cartons quelques réflexions sur les émissions qui ont fait la gloire de la chaîne à péage. Aujourd’hui : Objectif Nul – cet article est dédié à la mémoire de Bruno Carette.

Il est un épisode du fameux feuilleton spatial parodique des Nuls qui ne peut laisser indifférent celui, qui comme quoi, a étudié la littérature antique : l’épisode inspiré du chant XII de l’Odyssée, où Ulysse et ses compagnons croisaient les sirènes.

Le texte homérique est présent à deux niveaux dans l’épisode : premièrement parce qu’il est lu par Panty (Chantal Lauby) qui fait part de ses impressions à ses coéquipiers masculins, deuxièmement parce que le vaisseau croise physiquement des sirènes de l’espace et en subit les conséquences. Au premier niveau, il semble que Panty interprète assez librement le récit tel qu’il nous est parvenu ; quand elle dit « ceux qui entendent le chant des sirènes sautent du vaisseau et se noient », c’est pourtant une lecture assez cohérente du mythe : on  peut effectivement envisager la légende de ces créatures qui charment les marins pour les manger comme une représentation des fortunes de mer dont les navigateurs doivent se méfier. En revanche, quand elle raconte que « tout l’équipage d’Ulysse était envoûté par le chant des sirènes » et qu’ils se jetaient à la mer, ça n’existe sans doute que dans son imagination puisque le texte précise bien que les compagnons du roi d’Ithaque ont les oreilles bouchées. Mais admettons qu’elle ait été impressionnée par l’histoire au point de le réinventer : de toute façon, tout mythe est protéiforme par définition.

Au second niveau, on remarquera que les sirènes ne sont pas présentes à l’écran et que leur proximité n’est figurée que par leur chant, qui se révèle être une chanson… D’Annie Cordy ! Ce n’est peut-être que pour des raisons budgétaires si les Nuls n’ont pas représenté les sirènes, mais c’est un mal pour un bien : ils ont ainsi évité de devoir trancher la question de l’aspect des sirènes, ce qui est d’autant plus bienvenu qu’en dépit de l’idée dominante suivant laquelle elles seraient des femmes-oiseaux dans la mythologie grecque et des femmes-poissons dans la mythologie nordique, la lettre de l’Odyssée ne dit en fait rien de précis à ce sujet. Quant à leur chanson, au-delà de l’effet comique procuré par le recours à un titre qui n’as pas vocation à être un chef d’œuvre musical, il est assez logique que des créatures dont le but premier est de charmer les voyageurs adaptent leur répertoire en fonction des goûts de leurs victimes potentielles, et il ne faut pas avoir un sens de l’observation exceptionnel pour deviner que l’équipage du Libérator n’est pas composé de mélomanes avertis…

Quant au réflexe de l’androïde Syntaxeror (Alexandre Pottier) qui ligote le capitaine (Alain Chabat) alors qu’il avait été le premier à accueillir avec scepticisme (qui plus est teinté d’un certain mépris) le récit de Panty, il s’explique aisément ; si Ulysse demande à être attaché au mât de son bateau et de ne pas avoir les oreilles bouchées, ce n’est pas seulement par curiosité comme le suggère Charles Pépin, mais aussi par respect d’une règle fondamentale de la navigation : le commandant doit toujours avoir les sens en éveil quoi qu’il arrive. Les poètes homériques n’ont donc fait qu’appliquer cette règle à l’échelle de leurs écrits, et le robot du Libérator en fait autant quand il se bouche les oreilles puis veille à ce que son supérieur résiste au chant des sirènes sans qu’il faille pour autant atténuer sa précieuse ouïe…

J’en dirai davantage dans une conférence que je donnerai prochainement à Brest. En attendant, vous m’avez compris : je ne sais pas si les Nuls avaient lu l’Odyssée, mais ils avaient presque tout bon ! Ils auront ainsi été les derniers comiques de télévision à user de références culturelles pointues, n’en déplaise à ceux qui ne retiennent que les blagues potaches…