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Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveilpar Angèle Paoli

Publié le 20 novembre 2019 par Angèle Paoli

" ÉCOUTEZ : JE RACONTE "

J e lis je relis la " somme " poétique d'Adeline Baldacchino, récemment publiée aux éditions Les Hommes sans Épaules. Théorie de l'émerveil. Un titre qui a le pouvoir de m'aimanter entre deux pôles qui en moi lectrice s'attirent et se repoussent. Théorie/émerveil. Vais-je devoir caboter entre l'écueil de l'un et le diamant de l'autre ? " Théorie " me fait peur. Jusqu'au frisson, presque. " Émerveil " m'emplit de promesses. Jusqu'au désir. Pour me rassurer, je pourrais me reporter à la préface dans laquelle la poète se confie afin d'éclairer son propos. Mais libre je suis et pour l'heure je préfère naviguer à vue d'une section à l'autre de l'ouvrage. Lequel rassemble treize années de poiein poétique, de 2006 à 2019. Chacune des quatorze sections qui composent l'ensemble du recueil mériterait à elle seule une étude ou analyse. Je me contenterai de lancer quelques fils d'accroche qui pourraient s'agencer autour de mots pris au hasard : mer miroir margelle mémoire masque mo(r)t amour ; ou désir sidération ardeur plaisir joie ; ou encore solitude tarissement effroi oubli... Car tout, dans l'écriture d'Adeline Baldacchino, semble s'enrouler autour de deux pôles antinomiques : désarroi (vertigineux) et jubilation (intense) :

" J'écris ce soir pour ne pas mourir, pour ne pas en avoir envie, pour la jubilation, pour tous ces mots qui débordent au-dedans de la chair et je ne sais qu'en faire " (" Vers le cinquième soleil ", " 2-Vent " in " Première treizaine ", 2014).

Une opposition qui s'abolit dans le couple " aimer, être aimé " (in " Théorie de l'émerveil ", mars 2019).

Dans " émerveil ", j'entends la " mer ". Et c'est à la mer que je m'associe et que je m'arrime d'une section à l'autre. La mer, en effet, quel que soit le moment de l'écriture - quels que soient le mouvement et l'ondulation que celle-ci peut prendre - est omniprésente. Elle est l'élément primordial qui nourrit la ferveur. Une ferveur vitale traverse en effet l'œuvre polymorphe d'Adeline Baldacchino, pourtant parfois saisie d'angoisse, d'asthénie ou de chagrin. Mais toujours, comme la vague qui sans cesse ramène le galet à son point d'origine, la poète rebondit, renaissant des cendres qui la consument pour se laisser couler sur quelque p(l)age de bonheur. Soleil immensités marines amour et vent.

Ce qui se dit - et se vit - dans ces différentes compositions, alternance de proses et de poèmes, de réflexions sur la vie/la mort, c'est, par-delà les voyages accomplis, la traversée poétique. Qui est constante recherche et cheminement en écriture. Toute la vie d'Adeline Baldacchino semble concentrée dans ce vaste recueil. Une somme d'écriture liée à un condensé de vie.

" J'ai pourtant promis qu'il ne serait pas question de moi dans ces lignes ", confie la poète dans les premières pages de " Portraits du pays d'amour " (2007). Tout en prolongeant et en nuançant son propos, le complétant par ces mots : " Ou plutôt qu'il y serait question de ce qu'il y a de plus ouvert - de plus écartelé, de plus fragile et de plus oublieux, de plus tenace et de plus ardent en moi comme en tout être vivant : d'amour. "

Et c'est aussi parce que la poète " aime son lecteur ", qu'elle aspire à sa présence silencieuse, qu'elle l'imagine suivant ses pérégrinations et ses personnages, qu'à mon tour, étonnée, curieuse et fascinée, je me laisse happer dans son sillage. Ce n'est pas sans risque. Car que puis-je d'autre sinon gloser sur ce que la poète déroule de pensées, d'images, d'étincelles de talent ?

Aussi ai-je renoncé à proposer ici une lecture fouillée de l'ouvrage que j'ai entre les mains. Et que j'étoile de coups de crayons, de griffonnages et de cryptogrammes, espérant retrouver au fil des pages mon propre fil de pensée.

Alors cet " émerveil " ?

Point d'" émerveil " sans émotion. Grande ou petite, l'émotion est clé de voûte de l'entreprise de la poète. L'émotion a quelque chose à voir avec la mémoire, car " toute vie s'avance vers sa mort, et tout deuil vers l'infini " ( in " Théorie de l'émerveil ", 2019). Émerveil ! La première occurrence de ce néologisme magique, je la trouve dans la Série 1 des " Petites peaux de poèmes " (2006) :

" Le travail nous fatiguait refaire est sombre c'est mûrir dans l'odeur du vent qui nous intéresse et la voile qu'on saigne à blanc nous rassure. les grandes émotions le poids de l'émerveil. "

Et, plus avant dans le livre, dans la " Quatrième treizaine ", 6 - Serpent ( in " Vers le cinquième soleil ") :

" Dehors, le ciel est limpide, l'émerveil guette dans les petites choses - les premières feuilles mortes sur un trottoir, la couleur d'une rivière, l'oiseau volage. Mais à qui en parlerons-nous ? ".

Ou encore dans un poème de " D'écrire " (2017-2018) :

5 2

" je sais des gestations

secrètes

émerveilleuses

des miracles indécents

des lunes calfeutrées

dans les ventres

et des bêtes qu'on apprivoise

et c'est encore nous

mêmes ".

La quête d'" émerveil " d'Adeline Baldacchino est quête rimbaldienne. Ce qui la guide, la poursuit et l'exalte, c'est le désir insatiable d'" éclat d'éternité. "

Ainsi écrit-elle dans " La part de l'oubli " (2006) :

" Je sus qu'il avait été vécu ; Quoi ? L'éclat d'éternité, le point de jonction : cet instant de déshérence heureuse où la conscience enfin s'abandonne pour participer pleinement au monde... ".

Allié des " grandes émotions ", l'" émerveil ", parce qu'il est point de jonction de la mémoire et du désir, est aussi " point de plus grande fragilité, de plus grande beauté. "

D'autant plus fragile qu'il est soumis à l'épreuve du temps, le " Magicien définitif. "

Chez Adeline Baldacchino, l'émotion est donc une condition première d'écriture et de vie. Lié avec intensité à un lyrisme pleinement revendiqué et assumé, le " je " rebelle de la poète ne renonce ni à explorer l'intime ni à le dire :

" Je mets beaucoup de force en mon désespoir comme en mon appétit. Je me veux perpétuellement du côté de l'émerveil, de la splendeur, (la part de l'oubli, l'envers et son double), je les pressens, je les,
d'instinct, je les invente, et cela ne suffit jamais, comme si
cela ne suffisait jamais ", écrit la poète dans " Quatrième treizaine ", " 3 - Vent ".

Ou encore, dans " La Part de l'oubli " (2006), cet autre aveu :

" Et je cherche l'écume et je fais des phrases qui prolongent un peu du désarroi de l'intime et qui ne parlent pas du monde. "

Insatiable poète, dévorante poète, qui jamais ne se satisfait de demi-mesures ni de compromissions. Reniant les " machineries " et les " mécaniques " sociales, la rebelle choisit la révolte, le combat contre les faux-semblants. C'est que, pour Adeline Baldacchino, le combat qui la porte autant qu'elle le porte est " indéfectiblement social et politique, affectif et sensuel, autant que mystique que littéraire. "

Le recueil que j'ai entre les mains est un kaléidoscope coloré mouvant/émouvant de ce qu'est la poète. Mises bout à bout, les tesselles poétiques recomposent la figure absente par-delà le miroir que la poète tend d'elle-même. Mais cet assemblage n'est pas né en un jour ni ex abrupto. La poète elle-même n'évoque-t-elle pas le temps que cet assemblage lui a demandé, elle qui se dit impatiente à agir, à aller de l'avant, à courir après le mouvement de flux et de reflux du temps ? L'érudition de la poète est vaste. Son champ d'exploration l'est tout autant. Philosophes de tous âges et de tous horizons, poètes persans du XIe siècle, grandes voix poétiques du monde et poètes français contemporains jouent un rôle fondamental, tant dans le cheminement personnel de la poète que dans son travail d'écriture. Ainsi de Max-Pol Fouchet, le maître en poésie. Le maître de toujours. Mais à considérer les citations qui ouvrent et accompagnent chaque section du recueil, le lecteur entrevoit un panorama aussi vaste que les mers et océans traversés par la poète. Ces citations sont autant de morceaux pertinents qui s'ajoutent à la mosaïque Adeline Baldacchino. Elles sont toutes aussi connues que très belles mais n'en sont pas moins lumineuses. Chacune d'elles éclaire d'un faisceau clair les aspirations et la personnalité de la poète. En voici quelques exemples qui sont autant d'amers où reposer le regard :

" Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage [...]
Celui qui craint les eaux qu'il demeure au rivage. "
Pierre de Marbeuf

" Je cherche deux notes qui s'aiment. " Mozart

" C'est un passage qui fait semblant de passer et qui ne va nulle part. " Jankélévitch, Quelque part dans l'inachevé

" Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. " René Guy Cadou

Si les nombreuses pérégrinations qui la traversent nourrissent substantiellement la poésie d'Adeline Baldacchino - " Vers le cinquième soleil " (2014), " Atlantides " (2015-2017), " Poèmes de Martinique " (2017), " Poèmes de Prague " (2018), le goût de l'exploration poétique alimente tout autant l'écriture de la poète. Le champ exploratoire est vaste qui va de la prose narrative - " Vers le cinquième soleil " - au haïku - " Petite épopée " (2015-2016) - en passant par le septain (" Treize tableaux diogéniques ", 2014), " Atlantides ", jusqu'à la forme très élaborée des trois onzains de " La chair et l'ombre " (2017)... C'est que l'exigence de la poète répond à son désir profond de rejoindre le propos de Borges, cité dans " Portraits du pays d'amour " :

" Les poètes ne semblent plus avoir conscience que dans le passé la narration d'une histoire était l'une de leurs tâches essentielles et que l'on ne considérait pas comme deux réalités distinctes la narration de l'histoire et la création du poème. [...] Je crois qu'un jour le poète sera de nouveau le créateur, le faiseur au sens antique. J'entends qu'il sera celui qui dit une histoire et qui la chante. Et nous ne verrons pas là deux activités différentes, pas plus que nous ne les distinguons chez Virgile ou Homère. "

Et Adeline Baldacchino de conclure : " Écoutez : je raconte ".

Quant à moi, je poursuis ma lecture éveillée et patiente d'une section à l'autre du recueil. En prolongeant mes escales " Vers le cinquième soleil ". Section dense et complexe où va ma préférence. Où l'écriture, parfois, est portée par une voix exaltée :

..." je deviens cette forme écrivante qui se libère de son propre néant, pendant ce très court laps d'infinitude
logé dans le mouvement même du doigt contre un clavier sans destin. " (" 12. Silex ").

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Adeline Baldacchino,  Théorie de l’émerveilpar Angèle Paoli


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