LE GRAND POÈME DE LA CHAIR
P arler peau. Quel titre que celui-là ! Fascinant parce qu'incisif ! Concentré dans l'alternance serrée de l'allitération en [p] à l'initiale des deux mots. Et des voyelles ouverte | fermée | ouverte. Un titre qui claque et qui roule, qui claque et qui déferle. Trois syllabes pour amorcer un programme dont la peau est l'objet. Par le choix d'un tel titre (si évident et si naturel qu'il en devient quasi exceptionnel), Sabine Huynh annonce son désir d'aller droit au cœur de l'échange amoureux, au plus proche dans le corps-à-corps du dire la parole amoureuse : poétique et physique. Ou inversement. Peu importe tant les deux sont liés, intimement arrimés l'un à l'autre.
Le programme annoncé par le titre est repris en exergue par une longue citation empruntée à Phil Rahmy. Une manière de rendre hommage au grand ami si tôt disparu.
Dans la citation en trois temps de l'exergue, il est question " des corps fragiles " et du " don total de nous " ; de la primauté du langage : " Rien, hormis la transformation du corps en langage " ; puis de la guérison : " Je guéris. Je ne sais pas de quoi. Mais je guéris ".
Après la page d'exergue, une dédicace ajoutée entre parenthèses explicite le projet :
" (Rapprochements physiques pour H.) ".
Mais le projet tient-il sa promesse ?
OUI, dans les moindres replis et jeux de langues, jeux de mains et jeux du corps entier, cils à cils. " Mots semés sexe à sexe ". Les poèmes sont brefs, qui se suivent sans relâche, sans ponctuation et sans majuscules, souffle à souffle. Petits pavés esthétiques jetés sur la page.
Le recueil de Sabine Huynh suit la trajectoire de Phil Rahmy. Au plus près et au plus fidèle. En quelques strophes, la poète évoque d'abord le ravage, solitude immense, désertion du corps, manque et soif, langue raidie, mal-être intense, mots de bris et de violences, guerres et tourments, inconsolables, béance d'une plaie ancienne, cicatrices jamais refermées.
Vient alors le temps inespéré du don total qui passe par l'appel intime et feutré du " viens " :
" viens nous connaissons l'eau la pluie nous attend " [...] " viens c'est fortune de mer " [...] " viens ".
Temps des projets où se jointoient l'éros et l'universel : " nos langues iront laper la source d'un monde recommencé ".
Temps qui réconcilie les contraires en des arabesques infinies " dessus " ͠ " dedans " ͠ " dehors " ͠ " partout ". Danse de mots brûlants qui abolit les frontières et inscrit les amants dans un présent éternel :
" ça vole papillons partout ".
Vitesse de l'écriture qui fuse de page en page dans une voltige de fricatives voisées, vent visage vertige, gerbe foisonnante d'allitérations en [v].
Le poème parfois se mue en une composition où se condense la syllabe finale du titre, ce [po] qui se réitère pour dire à travers l'aveu la fluidité des caresses, pour dire l'obsession des corps :
" le corps frémit de l'envie de toucher la peau pense aux mains - vibrer encore et encore parler peau - pencher vers demain peut-être les caresses composent ce qui ressemble aux premiers serments ".
La poète connaît l'art de dire beaucoup du corps-à-corps amoureux, avec ce peu de mots qui file de page en page. C'est avec ce peu qui " contient tout " que commence la réparation. Les orages anciens s'éclipsent, mémoire en retrait, effacement momentané des horreurs du présent. Tout à son " trésor " de peau, le langage réconcilié retrouve la langue fertile, moisson de mains et de paumes qui gomment les traces jusqu'alors indélébiles.
Ce qui se vit ici, c'est l'urgence du dire, urgence du parler peau ; urgence de retenir entre les doigts le flux qui innerve les corps et la langue ; urgence de la restauration de soi qui passe par la fête des sens et par la fête des mots. Une urgence à dire qui bouscule la grammaire. Invente - dans l'ardeur d'une " langue sauvée des eaux " - un ordre nouveau qui ouvre un chemin inédit de lumière et de joie. Le corps de l'amant invente le monde. Un paysage mouvant prend forme sous les caresses, qui rassemble dans un même tempo rondeurs et " torsions ", " trajets " et " arcades ", " enroulements ", " renversements " et " égarements ". Miracle de la mosaïque amoureuse qui recrée le temps de l'innocence. Ainsi se compose le grand poème de la chair, riche de promesses et du désir de vivre.
Rarement poème d'amour, tout en saveur érotique, force et tendresse conjuguées à l'envi, n'a atteint semblable splendeur. Magnifique.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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