Mardi 17 décembre
10h : Après être resté cloîtré chez moi pour évacuer quelques corvées, je me décide à ressortir pour livrer mes calendriers 2020 et honorer deux rendez-vous. Je suis d’humeur massacrante, ayant réalisé que j’avais fait montre, au cours de la première quinzaine de décembre, d’un manque total de charisme et d’autorité en me laissant piétiner par des mercantis et des politicards véreux. Quand j’atteins l’arrêt Bibus, je découvre qu’aucun bus ne circule : ayant du temps, je décide donc de faire mes livraisons à pied, histoire de me calmer les nerfs, persuadé que le trafic reviendra à la normale à midi, ou à quinze heures dans le pire des cas…
10h30 : Je me suis arrêté au bureau de poste de Lambézellec ; un petit vieux double dans la file : cette incivilité étant la goutte d’eau qui fait déborder mon vase plein à bloc, je lui hurle de faire la queue comme tout le monde ! Il me dit qu’il veut rejoindre son époque qui est devant moi… Est-ce que je pouvais le deviner ? Si je m’étais permis la même chose avec ma gueule de « jeune », les autres usagers d’âge mûr m’auraient probablement lynché avant que j’aie eu le temps de m’expliquer ! Cette gérontolâtrie mêlée de pédophobie primaire est parfaitement injuste et m’est de plus en plus insupportable.
12h : Après une bonne heure de marche, j’ai atteint le centre-ville de Brest où j’ai pu livrer quelques calendriers. Mes prévisions optimistes sont démenties : ni bus ni tram ne circule. Pourtant, je n’ai croisé aucun manifestant, entendu aucune clameur ! C’est à se demander où sont les grévistes : s’ils se sont bornés à rester chez eux, je ne les félicite pas ! Mais je vois des cars qui roulent : je vais donc me renseigner à la gare routière pour savoir s’il y en a qui passe près du Fort Montbarey, où j’ai rendez-vous dans deux heures. On me répond qu’il y en a MAIS qu’aucun car partant de Brest ne me laissera descendre tant qu’il n’aura pas quitté Brest Métropole ! Il en va ainsi en raison d’un accord à la con avec Bibus, pour qu’il n’y ait pas de concurrence entre les cars et les bus… Sorti encore plus furieux, je vais m’acheter un cornet de frites pour manger en attendant que les trams circulent à nouveau.
13h30 : A une demi-heure du rendez-vous, toujours ni bus ni tram. Je vois bien quelques types avec des drapeaux de syndicats, mais rien à voir avec la marée humaine qui expliquerait cette paralysie complète des transports… Atteindre le Fort Montbarey à pied et arriver à l’heure serait utopique, et quand bien même, si cette situation se prolongeait, je ne pourrais jamais rentrer à Lambézellec avant la nuit. Je préfère annuler carrément le rendez-vous par téléphone : c’est ce que vous auriez fait tout de suite après avoir été informé de la grève, n’est-ce pas ? Mais moi non ! Je mets un point d’honneur à respecter mes engagements, même quand des circonstances indépendantes de ma volonté m’en empêchent ! Pendant mes études, je suis déjà allé en cours alors que j’étais malade comme un chien ! Plus têtu que moi, tu meurs.
14h30 : Après un arrêt chez un autre commanditaire de mon calendrier, je marche vers la rue Saint-Malo, à Recouvrance, où doit avoir lieu le second rendez-vous. Le trafic ne reprend toujours pas, je commence sérieusement à être excédé, d’autant que je suis en chaussures de ville, ayant cassé récemment le lacet d’une de mes chaussures de marche… Tout ça n’arrange pas mon moral qui reste au plus bas ; comme dirait Maître Gims, « La vérité, c’est que je m’auto-déteste » !
15h30 : Je suis arrivé rue Saint-Malo, avec deux heures d’avance sur le rendez-vous : la dame qui m’accueille me parle de ce qui est prévu en des termes qui me refroidissent. Je réalise que j’en ai plus qu’assez de me donner autant de mal pour peu de choses et je décide de partir en m’excusant, avec le peu de politesse dont je suis encore capable.
16h : Toujours aucun tram ni aucun bus malgré l’heure avancée. Je n’avais jamais vu ça à Brest ! J’en ai déjà plein les bottes, j’appelle quelques amis pour leur demander s’ils pourraient me dépanner : après être tombé deux fois sur un répondeur automatique (vive la communication moderne !) et avoir essuyé trois fois « Je suis désolé, ce n’est pas possible », je me résigne à me taper la route de Recouvrance à Lambé à pied. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point la traversée du pont de l’Harteloire à pied était aussi sinistre.
17h : J’ai enfin réintégré mon doux foyer ; est-ce que je suis soulagé, apaisé ? Que nenni ! Je m’en veux de mon manque total de flexibilité, qui me pousse à me mettre dans ces situations impossibles ! Et pourtant, en notre époque de laisser-aller et de jemenfoutisme généralisé, je suis fier d’avoir encore des principes, à commencer par le respect de mes engagements, surtout auprès d’autrui : je préfère mourir idiot que mourir odieux !
22h : Avant de dormir, je relis quelques paragraphes du Dico illustré du regretté Siné et je tombe notamment sur ceci :
« Il faudrait aussi trouver d’autres moyens de lutte que la grève systématique qui fait payer les pots cassés à des milliers de pauvres types pas dans le coup. Par exemple, ces paysans qui avaient muré les permanences de leurs députés se sont montrés plus intelligents. Bravo ! Faire la grève, mais des guichets, en laissant voyager les gens à l’œil est aussi une bonne solution. Elle a l’avantage, en plus, de rendre tous les exploités solidaires et rien de tel pour faire bouger le cul des responsables. Il faut inventer et proposer de nouveaux moyens, inédits, efficaces, et qui ne léseraient aucun innocent. Que soient finis ces sempiternels « otages », terminées ces solutions de facilité. »
L’homme qui a écrit ces lignes, dois-je le rappeler, n’était pas seulement un rigolo mais aussi et surtout un grand défenseur des faibles et des opprimés, un pourfendeur du patronat et des privilégiés, il aurait été rigoureusement insoupçonnable de la moindre sympathie pour Macron et sa politique… Pensez-y, les gars !