Il y a des larmes dans les choses

Publié le 15 janvier 2020 par Les Alluvions.com
Le 4 janvier, j'ai recherché en vain sur le net d'anciennes publicités de la maison Barbe-Bleue, cette entreprise de vente de vêtements itinérante qui n'est pas sans importance dans l'intrigue du polar écrit en 2017, et qui se déroule cinquante ans plus tôt, en 1967. Je me souviens encore de la camionnette qui débarquait dans la cour de la ferme de mes grands-parents. Achetaient-ils des vêtements à cette occasion ? Je n'en sais rien, mais on m'a raconté qu'Ernest Alaphilippe, le paysan qui habitait la ferme juste en-dessous, l'ancien bâtiment des domestiques, ne manquait pas, lui, d'acheter à chaque fois un bourgeron. Qu'il ne mettait jamais, car il portait jusqu'à l'usure totale celui du moment. Il semblerait qu'à sa mort, on ait retrouvé une pleine armoire de bourgerons jamais portés. Pourquoi ces achats alors ? C'est qu'Ernest était prévoyant (ou craintif) : la venue du Barbe-Bleue, qui évitait de se déplacer en ville, était d'une certaine manière providentielle. Si l'on n'achetait rien, le bougre pourrait bien ne plus passer. On pouvait avoir besoin, alors il fallait faire ce qu'il fallait pour pérenniser cette visitation.
Ernest ne gaspillait rien. Dans la grande cuisine, il chauffait au minimum. Une quinzaine de degrés en plein hiver était une température habituelle. Et pourtant le bois ne manquait pas : à sa mort, encore une fois, il y avait bien dix ans de bois d'avance le long des granges. La peur de manquer porté au paroxysme. A la question naïve de mon père lui demandant un jour pourquoi il ne chauffait pas plus, il répondit : "Tu mets une bûche, ça en brûle une, tu en mets deux, ça en brûle deux.." Que dire de plus devant ces évidences ?
Bref, je m'échinais en vain sur l'histoire perdue de la maison Barbe-Bleue. Incidemment, j'appris que le conte parut dans sa version la plus célèbre, celle de Charles Perrault, en 1697 dans Les Contes de ma mère l'Oye. 1697 : autrement dit 1967 réarrangé, le 9 et le 6 permutant, ces deux lettres déjà symétriques. Le titre que j'avais récemment choisi pour le polar (pour rappel : Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche) s'en trouvait d'autant plus légitimé à mes yeux.

La Barbe bleue au château de Breteuil -
Gravure sur bois de 33 x 27 cm de Barbe Bleue, publiée pour la première fois dans Les Contes de Perrault, dessins par Gustave Doré, Paris, Jules Hetzel, 1862, planche en regard de la p. 56.

On se rappelle que l'épouse de la Barbe bleue menacée de mort demandait à plusieurs reprises à sa sœur, qui guettait l'arrivée de leurs deux frères en haut d'une tour : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ».
La notice de Wikipedia nous informe que Perrault s'est inspiré d'Anna Perenna, sœur de Didon, reine de Carthage et abandonnée par Énée (au chant IV de l'Énéide de Virgile) : "Toutes deux, ou Didon seule, observent du haut de la citadelle les préparatifs et le départ d’Énée, au désespoir de l’amoureuse. Dans l’Énéide, Didon apostrophe deux fois sa sœur (au livre IV), une première fois lorsqu’elle lui avoue son amour pour Énée et l’état de trouble que cette attirance crée en elle, puis au moment du départ d’Énée et de ses troupes :
  • « Anna soror, quae me suspensam insomnia terrent ! » (« Anne, ma sœur, comme ces songes terrifiants me laissent incertaine ! ») ;
  • « Anna, uides toto properari litore circum ? » (« Anne, vois-tu comme ils se hâtent sur tout le rivage ? ») :
La formule « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » reprend donc deux éléments différents de ces deux vers : l’apostrophe du prénom avec apposition « soror / ma sœur » ainsi que le verbe « uides / vois-tu »."
Pourquoi noté-je ces précisions ? Tout simplement parce que, juste avant de faire ces recherches sur la Barbe-bleue, j'étais plongé dans la lecture des Disparus, le grand livre de Daniel Mendelsohn, que le hasard/l'Attracteur étrange m'avait suggéré puissamment le 23 septembre dernier (Six parmi six millions). A la page 236, l'auteur cite justement l'Enéide, "poème, écrit-il, qui n'est pas sans importance pour les survivants des annihilations cataclysmiques" : avant de parvenir à Rome, Enée, jeune prince et l'un des rares survivants de la destruction de Troie, s'arrête tout d'abord à Carthage, en Afrique du Nord, ville fondée par une autre exilée, "pourchassée et désespérée : Didon, dont Enée va rapidement tomber amoureux, avant de l'abandonner et de lui briser le coeur."

Je ne mentionne guère cette nouvelle coïncidence que parce qu'elle ouvre sur un des passages les plus forts du livre. Enée et l'un de ses compagnons tombent en arrêt devant une fresque représentant des épisodes de la guerre de Troie, et le héros éclate en sanglots : "Ce que dit Enée, en voyant le pire moment de sa vie décorer le mur d'un temple d'un peuple qui ne le connaît pas et n'a pas pris part à la guerre qui a détruit sa famille et sa cité, c'est ceci : sunt lacrimae rerum, "Il y a des larmes dans les choses"."
Et Mendelsohn continue ainsi :
"C'est la phrase qui m'est venue à l'esprit quand Meg a dit, C'étaient ses parents, et qui continuerait à me venir à l'esprit chaque fois que je serais confronté à l'horrible décalage entre ce que certaines images et histoires signifiaient pour moi qui n'y étais pas et, par conséquent, ne seraient jamais qu'intéressantes, édifiantes ou terriblement "émouvantes" (comme on dit d'un film ou d'un livre qu'il est "émouvant"), et ce qu'elles signifiaient pour ces gens à qui je parlais, pour qui ces images étaient leur vie. Dans mon esprit, cette phrase en latin est devenue une sorte de légende expliquant ces distances infranchissables créées par le temps. Ils y avaient été et nous, non. Il y a des larmes dans les choses. Mais nous pleurons tous pour différentes raisons."