Magazine Journal intime

Les amis, c'est pour la vie

Publié le 28 février 2006 par Chez
Fabrice et moi sommes amis depuis le CM2, c'est dire si ça remonte. Nous en avons fait des conneries ensemble et descendu des hectolitres de bières. J'ai toujours admiré son calme olympique et sa forme olympienne, ainsi que le courage dont il sait faire preuve dans sa vie de tous les jours. C'est une épaule, une vraie, sur laquelle on peut s'appuyer, même à 35 ans. Et rien que pour ce genre de choses la vie vaut d'être vécue. Et en plus, vous savez quoi? Il écrit diablement bien le cochon :

Un métro du matin
Le groupe s’engouffre dans le métro bondé. La délicieuse Suzanne, quatre ans, blonde, jolies bottes roses et petite jupe en jean, se trouve calée à hauteur de cuisse dans la foule des salariés du lundi matin. Elle hausse sa tête dans l’étroite trouée qui lui sert un peu d’air. Admirable au demeurant, avec son air de comprendre que telle est la fatalité du monde moderne, qu’il n’y a pas à s’offusquer, crier, pleurer, résister. Elle vérifie juste que les têtes qu’elle connaît n’ont pas disparues et qu’elle n’est pas perdue au milieu de la dense forêt des jambes anonymes. Un peu avant la station, elle émet une protestation mesurée, qu’elle juge assez justifiée pour l’opposer fermement au monde décourageant des adultes : « Mon bras ! »
Elle tord les quarante centimètres de chair et d’os pour les extraire du piège de tissu et ramène devant elle une jolie menotte et sa tartine de Nutella explosée. Elle est soulagée, malgré le ravage de la tartine, elle pense à son bras qui l’a rejointe.

Le jeune cadre financier, vingt-sept ans, deuxième poste, premier CDI, début de l’ascension, contre les jambes de qui Suzanne est placardée, pense à son pantalon de costume. Il a compris. On est lundi matin, il n’est pas encore huit heures, il a une réunion délicate pour commencer la semaine, il l’a préparée toute une partie du week-end, malgré les protestations muettes de la chargée de com’ qu’il vient d’épouser.

L’adorable tête blonde qu’il a entre les jambes lui a bien écrasé une tartine de Nutella sur son pantalon. Il a senti la chaleur à mi-cuisse un peu plus tôt. Il sait que sur sa jambe s’étale une large trace de merdasse molle, la surface d’un écureuil écrasé par une voiture, jambe gauche, du genou jusqu’au milieu de la cuisse, avec des éclats de pain de mie agglutinés. Il sait qu’en théorie ça pourrait ne pas être sur sa jambe, simple courant d’air, et être tombé sur sa mallette, qu’il glisserait dans son bureau, ou mieux, sur l’imperméable d’un autre. Mais c’est théorique.

Il peut se rendre à la réunion avec son pantalon constellé et faire fi des commentaires à mi-voix -- « Il va pas bien Martin, il se chie dessus? Tu as vu : il se chie dessus. Ça arrive souvent ? » -- ou passer 80 minutes assis en caleçon sur un tabouret derrière une vitrine de pressing, arriver en retard et faire fi des commentaires qui s’échangeront -- « C’est vraiment une merde ce mec. Mettre un beau costume ils sont forts, mais bosser et arriver à l’heure un lundi, pas la peine de demander ».

Il sait que tout cela, il le doit à un adorable bout de chou qui se tient sage dans le métro et résiste stoïquement à la bousculade. Il est de toute façon trop tard pour protester. Et puis il n’a pas encore constaté le sinistre, une image glacée dans les Limbes du très proche « Ah ça le Nutella sur des fringues, c’est flingué, vous l’aviez payé cher votre costard ? »

Il ne montre rien. Il a trouvé le naturel du Scots Guard devant Buckingham Palace. La mine fermée, le regard loin. Tout se passe à l’intérieur, je ne dis rien, je sais, je sais que tu sais, ils vont tous le voir, ils vont me regarder dans le métro, ils vont me regarder dans la rue, les gens vont se retourner sur mon passage, ah ces drogués quand même, même les cadres, tous des yuppies, ça vient des États-Unis, dans quel état ils se mettent, Bonjour Clémentine vous avez préparé mon dossier, le visage de la secrétaire se grise d’un coup, elle a vu, pas la peine de passer aux toilettes, j’arriverai mouillé ce sera pire, Bonjour, il y avait un monde dans le métro ce matin, stupeur, silence de mort, du dégoût dans leurs regards, voilà, terminé.


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