Paola Pigani, La Renouée aux oiseaux par Angèle Paoli

Publié le 30 janvier 2020 par Angèle Paoli

DES CRIS POUR UNE RENAISSANCE

D ès le premier regard, j'ai été séduite par cet ouvrage. En premier lieu par son papier d'excellence Fedrigoni, par le vert feuille (Foglia) de la couverture, par la teinte Misty Rose des pages de garde, par la teinte châtain foncé (Tela castano) du papier embossé des trois pages intercalaires. Et, bien sûr, par le titre du recueil : La Renouée aux oiseaux. Qui ouvre sur un très lancinant thrène, un poème de deuil. Un deuil d'enfant qui a conduit la mère aux marches de la folie. Le titre pourtant, comme la couverture, annonçait un renouveau printanier. Mais, pour qu'il y ait renaissance, sans doute faut-il passer par l'épreuve initiatique de la mort. C'est cela qui se joue dans le déroulé de ce très beau texte.

Dès le poème d'ouverture, le ton est donné. Qui introduit dans un monde clos, enceint de murs. Quelques vers suffisent à planter le décor et à y convoquer les protagonistes. Des femmes attendent. Elles attendent que le moment se présente de s'échapper " en passant par les arbres ". La narratrice est parmi elles. Un " Je " et un " moi " encadrent trois verbes au pluriel, avec pour sujet " les femmes ". Qui sont-elles ? Pourquoi sont-elles enfermées ? On ne le saura pas vraiment. Quelque chose comme la folie les a frappées, qui explique leur enfermement. Parmi elles, les " gardiennes ", mais aussi " les crieuses et les chieuses ". Aucune n'échappe aux séances d'épluchage dans les cuisines ni aux corvées de lessive dans la buanderie (" lessiver c'est disparaître "). Le monde clos et gris dans lequel vit la jeune femme est un asile psychiatrique dont il est difficile, voire impossible, de s'échapper.

La narratrice se différencie toutefois de ses compagnes d'infortune. Elle partage avec l'orme du jardin un lien privilégié. Tous deux ont en commun des blessures qui se lisent à même l'écorce :

" [J']ai posé ma main sur la blessure "... " je les enfonce dans la blessure du bois "... " J'enfonce les deux mains / dans le vide de l'arbre ".

L'arbre est un ami. Quelqu'un en qui l'on a confiance, quelqu'un que l'on prend le temps d'écouter et à qui l'on parle. La jeune femme lui présente ses mains vides, comme une offrande :

" Je dis

Voici les mains

Qui ont tenu l'enfant ".

Très vite, d'un poème à l'autre, le drame affleure. Presque sotto voce. Par petites touches. Les allusions se précisent, qui livrent une histoire de femme, de jeune mère en deuil de son enfant mort. Une histoire de perte qui rend inconsolable. Une histoire poignante. Qui se dit avec des mots simples qui détournent les clichés, comme dans ces trois vers :

" Les jours de lessive

mon corps s'égoutte

pendant des heures "

ou encore, dans cet autre exemple :

" Je sors en cheveux

avec ma chemise ouverte

comme un sommeil ".

Mots qui montent des entrailles, sans faire de bruit. Mots tissés de silence et de douleur irréparable. Les mots disent la naissance disent la mort, l'une et l'autre si proches, coexistantes. La disparition de l'enfant poursuit la mère dans la nuit de son chagrin. Pourquoi est-il mort ? Elle n'en sait rien. On ne lui a rien dit. Mais depuis sa naissance depuis sa mort, la vie s'est scindée en elle entre un avant et un après. Une femme et une autre qu'elle ne connaît plus. Versant lumière, versant ombre :

" Je suis la pierre

avant le sang de l'autre

du temps où je n'étais pas mère

où je ne connaissais pas mon ombre

ni la sienne

du temps où tout était clair

derrière la vitre

comme sous la pluie ".

Une femme qui s'est emmurée dans le silence qu'elle a imposé au père géniteur de l'enfant :

" L'homme d'avant

d'avant la mort

je ne l'ai pas fait père

je l'ai fait taire "

silence qu'elle poursuit pour elle-même avec la même résolution, la même ténacité :

" Maintenant

dans ma bouche

un silence d'argile

Je me suis fait terre ".

Dans la douleur de son ventre désolé, le bébé glisse. Présent en elle jusque dans les rêves qui mettent la mère au bord de la folie :

" Le matin je frotte le plancher avec mon drap

je m'enroule dedans

pour le sommeil d'avant

avec mon ventre de pierre ".

Se dégage des gestes maternels un rituel qui renvoie à des images déjà vues, on ne sait où, à des peurs archaïques, encloses dans des brumes ancestrales. Qui ont la teinte grisaille du désespoir. Un profond désir de mort se propage d'un poème à l'autre, qui accompagne le vide créé par l'absence :

" Le soleil boit

toute l'absence

je prie pour ne pas être "

et en écho, quelque pages plus loin :

" Le ciel boit

toute l'absence

je prie pour ne pas être ".

Pour pallier ce vide et cette absence, il y a l'arbre. Les cicatrices jumelles et les pleurs. La narratrice pourrait disparaître dans le grand corps ombreux de l'arbre. Se mêler à ses racines, couler sang et eau dans sa sève. Elle et l'arbre se comprennent, se complètent, se bercent l'un l'autre. Foglia | folia. De sorte que l'arbre, à la longue, se fait présence consolatrice :

" Quand mes os craquent

l'arbre pleut sur moi

lave le sang de mes premières lunes

l'oubli

l'enfant ".

Et c'est de l'arbre, enfin, que parvient le signe d'un ressaisissement et d'une renaissance :

" Pourtant

le chant de l'arbre ordonne

d'exister

Il est plein de cris

Je suis la renouée aux oiseaux ".

Ainsi revient l'espoir. " L'enfant de bois mort " se coule dans la blessure de la mère. Devenu " un seul oiseau ", il lance " des cris de paix ".

Intense et émouvant, La Renouée aux oiseaux est du nombre des très beaux recueils. Sa poésie naturelle, sans recherche excessive ni lyrisme immodéré, a laissé et laisse admirative la lectrice que je suis.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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