(Page de journal)
Ce dimanche 9 février.- J’apprends ce matin, par ma camarade de réseau social canadienne Nicole H., que la nouvelle tendance chez les végans est d’aller promener ses légumes de compagnie. C’est exactement le genre de nouvelle revigorante qui nous aide, au lever du jour, à reprendre confiance en l’humanité.
Dans sa variation romanesque consacrée à l’insondable génie humain, Flaubert avait fait Bouvard et Pécuchet se pâmer devant l’apparition d’une carotte ou d’un chou dans leurs carreaux respectifs, mais on fait à présent mieux que de se pâmer : on se met à l’écoute de l’endive et du topinambour avant d’emmener ses légumes de par les prés et les rues.
«Les légumes sont meilleurs compagnons que les chiens parce qu’ils n’aboient pas et qu’ils ne se battent pas avec d’autres légumes », constate un jeune végan qui ajoute avec gratitude : «Je sens que je peux transférer mes pensées négatives sur moi-même au chou, aller me promener avec lui et rentrer à la maison en me sentant mieux dans ma peau »...
PHRASES VIVANTES.- L’écrivain Henri Michaux ne m’aurait pas plus surpris à évoquer sa promenade matinale avec son légume de compagnie : «Ensuite je ne suis aperçu de cela que Clara l’aubergine avait mal sanglé son gilet de sauvetage», ce qui s'appelle une phrase vivante.
Est-ce dire que je sois-je attiré par la folie ? Nullement. Cependant je remarque que celles et ceux qui écrivent des phrases qui vivent, ce qui s’appelle vivre, sont souvent des cinglés selon les critères de la normalité.
CORINNE LA DINGUE. - Corinne Desarzens , dans une page de son journal, raconte par exemple comment un gosse probablement grec et bronzé se soulage sous un arbre méridional, et cela donne là encore des phrases qui vivent.
On lit ainsi dans Corinne à Coron, l’extrait figurant dans le recueil d’Amiel & co : « Ce qui sort est propre. Chier sous un olivier, dans le sud du Péloponnèse, est une célébration». Et pour en remettre, comme gravé dans le travertin : « Quoi de plus tendre qu’un caca d’enfant , avec sa mouche d’or vert posée dessus ? » .
Et ensuite : « Urticantes, les premières figues brûlent la langue. Torréifiées, positionnées sur le mode sécheresse, les plantes se défendent, griffent, étranglent pour survivre».
Et plus loin : « Les yeux tranquilles de la présentatrice du journal télévisé contrastent avec les pneus de sa bouche ».
Et encore : « À un moment donné, bizarrement, les choses se liguent pour te faire tout regretter, L’œil intelligent, tout rond, de l’hippocampe qui a du sable plein la crinière »...
Et pour faire bon poids : « Au café, une bande d’ados a remplacé la serveuse de l’aube. Cinq ou six têtes de guerriers sarmates, aux côtés ras de condamné à mort, tentent de faire pousser au moins quelques épines pour protéger la rose qu’ils couvent en secret »…
UNE BOMBE. - Ce que je pourrais ajouter, à l’attention de la Québecoise Nicole H., c’ est qu’avec Corinne, en je ne sais plus quelle année, nous avons fait route ensemble le long du Saint-Laurent jusqu’à Montréal, où je lui ai acheté une citrouille - c'était alors l'une des addictions de l'extravagante auteure- que j’ai présentée, à la douane de l’aéroport où l'on me demandait la nature du contenu d'un certain sac de toile, comme «une bombe », m’attirant une réprimande sévère de la surveillante en service qui menaça d’en référer céans à la Sécurité.
Et soudain je me rappelle cette autre phrase vivante de Michaux : « Le sage trouve l’édredon dans la dalle »…