LA DURE EXPÉRIENCE DU VISAGE
L a Traversée de Montparnasse, dernier roman de l'écrivain et poète Nimrod, s'apparente pour partie au continent imaginaire de Patrick Modiano. L'exergue, emprunté au Prix Nobel, donne d'emblée la tonalité de ce récit. Et, comme chez Modiano, les errances subtiles du personnage principal conduisent le lecteur à travers les rues de Paris, celles du quartier Montparnasse qu'il écume jour après jour, de cafés en brasseries, de jardins en cimetière, avec parfois quelques échappées vers le lointain boulevard Pereire, aux antipodes de Vavin et du boulevard du Maine. Comme dans les romans de Modiano, l'essentiel est ailleurs que dans l'histoire elle-même. Et l'histoire elle-même - malgré l'irruption de l'événement qui prélude à la déroute finale de Gennevilliers - pourrait se résumer en quelques lignes. Parce que, chez Nimrod comme chez Modiano, tout, ou presque tout, se déroule dans les linéaments d'une pensée qu'agitent supputations, élucubrations, interrogations, silences... Et l'écriture, magnifique, accomplit le miracle de l'indicible. De sorte que deviser sur le roman de Nimrod est entreprise délicate.
Le titre du roman, La Traversée de Montparnasse, est un titre trompeur. Une fois le livre refermé, ce titre résiste. Et garde sa part de mystère. Pourtant, il laisse à penser que seule la capitale française est au centre, unique objet des déambulations auxquelles se livrent les personnages. Or ce titre est un titre en trompe l'œil qui nécessite de déplacer sans cesse le regard. Car il est un autre lieu que le héros arpente, tantôt de manière réelle tantôt par le détour de la mémoire et le recours à l'analepse. Ce lieu, c'est l'Afrique. Et plus précisément la Côte d'Ivoire.
Kouassi - le lecteur découvre son prénom au cours d'un dialogue - va donc parcourir le globe à grandes enjambées, se perdre en tours et détours, du Nord au Sud et du Sud au Nord ; traversant la Méditerranée pour se rendre dans son pays d'origine ou pour revenir à Paris. Abidjan, Yamoussoukro ou Bingerville où il est né n'ont pas de secrets pour lui. Pas plus que Vavin, la Gaîté-Montparnasse ou le jardin du Luxembourg. Le lecteur navigue donc sans cesse entre deux mondes que tant oppose. Existe-t-il entre l'Homo sapiens de l'hémisphère Nord et l'Homo sapiens de l'hémisphère Sud des points de rencontres possibles ? Ces points de rencontre sont-ils fiables ? Et durables ? Le lecteur et le personnage de Kouassi y croient un temps. Ils cherchent du moins à s'en persuader. Mais les certitudes se lézardent et il arrive que le trouble s'installe, remettant en question ce que l'on tenait pour acquis. Ainsi de cette petite phrase qui affleure dans le chemin de pensée de Kouassi après sa rencontre avec Jules : " Que s'était-il passé entre temps ? Avais-je réintégré le sérail ivoirien ? ". Interrogation qui pourrait passer inaperçue, malgré le constat énoncé dans la phrase introductive de l'incipit : " En me rendant au dîner de Jules ce soir-là, mes épaules se sont affaissées sous le poids de mes vingt-cinq ans. " Une interrogation cependant qui prend tout son sens dans le dernier chapitre du roman. Avec la diatribe que Pierre, ami de Jules et de Kouassi, énonce en plein dîner et qu'il adresse à l'ami ivoirien. " Sortie " fatale, dont la jalousie de Pierre et son caractère fantasque sont peut-être la cause.
Comme il le dit de lui-même, Kouassi est un " dandy ". Par l'esprit et par la mise. Il s'habille avec soin et cultive ses contradictions avec élégance. Ce " vieux parisien " est un " ivoirien à part ". Éternel étudiant, il est lettré, sensible, bien élevé, distingué, dilettante, plein d'humour. Et riche. Il n'affiche pourtant rien de ses origines et s'évertue à cacher son aisance. Amoureux des grands arbres du jardin du Luxembourg ou du Bois de Boulogne, il l'est aussi de la " Montagne imaginaire " de Montparnasse. Ce qu'il aime et qu'il recherche infatigablement, c'est le couplage entre urbanisme et canopées. D'une forêt à l'autre, de la parisienne à l'ivoirienne, il n'y a qu'un pas que ce doux rêveur s'ingénie à franchir, chaque fois qu'il sort humer l'air de la rue Vavin.
La vie parisienne du jeune homme se passe en rendez-vous avec " la bande ". Mais plus encore avec son ami éditeur, Jules, à qui il vient de confier une série de poèmes. Rencontres animées dans les brasseries du quartier. De rêveries en échanges, toujours reviennent, au détour d'une conversation ou d'une remarque, les origines africaines. Les siennes - il appartient au peuple Baoulé - et celles de son pays. Ensemble elles forment un tissu complexe et fécond. Fait de légendes et haut en couleur. Auquel le jeune homme est très attaché. Orphelin, fils adoptif du président de la nation ivoirienne, il a été accueilli par un jeune couple qui l'a élevé dans l'amour et dans l'aisance. Kouassi voue à ses parents, quels qu'ils soient, une reconnaissance éternelle. Grâce à sa filiation avec le " père de la nation ", il s'est acquis une généalogie glorieuse. Et s'est surtout acquis un " guide ", admirable tant par la sagesse que par la grandeur. Il reconnaît en lui un géant de l'Histoire. Qu'il se doit de défendre " parce que cela engage l'identité ivoirienne. " Il arrive aussi parfois que Kouassi éprouve la tentation de se rendre à l'orphelinat de Bingerville où il a passé les cinq premières années de sa vie.
Quant à Florence Nguessan, sa mère adoptive, Kouassi dit lui appartenir " par le sang, l'amour et l'antre utérin de la pensée. " C'est de Florence, ardente protectrice de la forêt, que Kouassi détient son savoir sur l'homo sapiens. Un savoir que sa mère, une érudite à qui l'on doit " le concept de littérature chlorophyllienne ", fait remonter au paléotchadien. Or, chaque fois que Kouassi se trouve en difficulté avec ses amis français, lors du " fiasco du Select " par exemple, il s'envole vers les canopées d'Afrique. C'est au-dessus des arbres qu'il se régénère. C'est là qu'il respire et renoue avec son père présidentiel : " Lorsque les siens sont en danger, il les évacue dans ses plantations. C'est un homme chlorophyllien, ainsi se résume sa sagesse. "
Entre autres talents, Kouassi possède celui de lire sur les visages, d'en décrypter les inflexions. Nul n'échappe au regard incisif et à la perspicacité du jeune homme. Pas même Jules en qui il lit la capacité de passer de l'homo sapiens du Nord qu'il est à l'homo sapiens du Sud. Mais sans doute Jules n'en a-t-il pas conscience. Seul un " ivoirien parisien " tel que Kouassi peut lire et comprendre de telles traversées dans le visage d'une même personne. Comme dans cet extrait :
" Jules, le garçon bien sous tous rapports, dès qu'on discute des belles-lettres, s'apparente trait pour trait à l'homo sapiens du Sud. Son visage se détend, le bleu de ses yeux s'intensifie. Il devient viril.
Hors de la poésie, le contrôle de soi confère à son visage ce petit air conspirateur qui est la marque des timides. Ses yeux deviennent bleu-vert sous des sourcils grisonnants. Ils battent en retrait devant la moindre provocation. Il rougit comme une jeune fille en fleurs... ".
Chaque rencontre fait ainsi l'objet d'analyses subtiles qui passent par le regard. Visages et regards jouent un rôle primordial dans les relations que Kouassi entretient avec son entourage. Étroitement liés l'un à l'autre, le motif du regard et celui du visage constituent l'une des trames les plus fines du roman. En se frottant à ses amis occidentaux, le subtil Kouassi fera la dure expérience de son propre visage et du regard d'autrui sur lui-même. L'amitié volera en éclats. Au profit de l'amour ? C'est ce que l'excipit de cet admirable roman laisse présager.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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