« Maman est morte hier, une page se tourne » me disait une amie dans la peine…
J’ai tourné tant de pages déjà, voici que j’entame le troisième tome d’une saga familiale imbriquée elle-même dans celles de bien d’autres semblables.
J’avais deux ans, à peine plus, quand je fus capable d’ouvrir mon livre sans toutefois en déchiffrer le moindre mot, mais l’imagination suffisait à me réjouir, et d’entrain je tournais les pages si vite qu’il arrivât que j’en déchire quelques unes… On n’est pas soigneux à cet âge… C’est que la jeunesse ne sait rien de l’éphémère, les jours n’en finissent jamais, l’impatience la ronge… Qui n’a jamais langui d’être plus grand, d’échapper pour toujours aux « tu es trop petit » et d’enfin pouvoir accéder à tous ces « oui mais quand tu seras plus grand » ?…
Longtemps les pages se tournent vite et sans conséquences, on lit entre les lignes, pressés de connaitre la suite, on dévore les chapitres sans parfois en saisir toutes les nuances, et c’est ainsi qu’à ces âges adolescents tourner les pages est un plaisir gargantuesque, pas une dégustation !
Les années passent , vient un jour où pour la première fois on jette un œil sur le chemin parcouru. Quoi ? Vingt ans déjà l’obtention de mon baccalauréat ?!!! Et cet ami perdu de vue, qu’est-il devenu ? Ces vacances au Pyla, non, c’est déjà si vieux !!! Et, jeunes gens vous ne perdez rien pour attendre… Ce n’est qu’un début…
Passent encore les ans, avec tant d’occupations, tant d’évènement qu’on ne les voit plus passer, jusqu’ici, nos journées sont tellement remplies jusqu’à déborder sur demain ou après-demain, qu’on remet sans cesse à plus tard ce qui nous semble moins urgent…
Puis l’inéluctable arrive : certains de ceux qu’on aime s’absentent, définitivement, jusqu’ici rien d’anormal, ceux qui partent sont âgés, et comme dans tous les cortèges funèbres on entend qu’ « ils auront eu une belle vie, ou une moins bonne, mais qu’ils auront bien vécu, quoi »…
Et galopent, vent arrière, de plus en plus vite, les semaines, les mois et les années… Il faut qu’un sombre matin toute la génération qui nous précédait s’en soit allée sans trop qu’on s’en aperçoive… « Cela ne nous concernait pas », ou pas assez sans doute…
Maintenant nous voici presque au rang de ceux qu’on accompagnait au cimetière avec un chagrin raisonné, il devient trop aisé de trouver le monde plus jeune que soi, et pourtant la vie n’a jamais eu autant de saveur… Nos itinéraires sont tous différents, avec des étapes prévisibles, d’autres improbables, des marches arrières, des redémarrages catarrheux, des culs de sacs ou des précipices dangereux, des départementales en mornes plaines ou des autoroutes sans obstacles pour « gagner du Temps »…
Mais voilà que les morts ont notre âge ! Que les cimetières se remplissent maintenant de « ceux partis bien trop tôt »… Les pages se tournent avec moins de fatalisme quand on s’aperçoit que « tout » peut nous arriver. Cependant, il nous semble avoir encore tant de choses à faire, tant de projets à réaliser, et la vie est si belle, malgré tout… Un rien nous fait plaisir, le renouveau d’un printemps nous enchante, l’amitié, la vraie est précieuse, l’Amour essentiel… Tout prend de la valeur… Voici venu le Temps des questions sans réponses…
Si notre jeunesse nous avait fait croire que nous étions uniques et invincibles, prêts à affronter de front n’importe quelle bataille, désormais, nous voici, pour de bon, en première ligne, mais nous ne gagnerons pas celle qui s’annonce, personne n’est irremplaçable, retournez vous enfin, et regardez la foule qui se presse et réclame votre place… Une page va se tourner, trop vite sans doute, mais nous aurons fait notre Temps !