La grande maladie du vieux temps

Publié le 11 mars 2020 par Les Alluvions.com

Je ne sais par où commencer. Il y a une semaine maintenant que j'ai assisté à ce que j'ai plusieurs fois nommé une supernova : " Soudain le ciel flamboie, une étoile a explosé, la luminosité d'un bout d'univers augmente extraordinairement. Au plan symbolique, cela correspond à une prolifération de circuits associatifs. Dans toutes les directions semblent partir des fils interprétatifs, qu'il est malaisé de suivre et encore plus de rendre compte, car nous ne pouvons le faire que linéairement, successivement, laborieusement."
Mais peut-être faut-il décrire tout d'abord ce qui m'apparaît maintenant comme des signes annonciateurs ? Et, en premier lieu, cette collision numérologique que j'ai narrée sur mon blog annexe, La tectonique des plaques : Au retour d'une promenade avec le chien Moon (dont j'avais la garde ce week-end là), je remarquai, dans la rue Bertrand, à Déols, ce que j'ai appelé un tripôle de force 9, car la première voiture arborait une ancienne immatriculation 3933, la seconde un 339 et la troisième un 393.
S'ensuivit le 3 mars la parution d'un article de Rémi Schulz sur son blog Quaternité : quatre vingt-dix-neuf, sangs : " Un petit fait, écrivait-il, m'a conduit récemment à un nouveau dessillement, accroissant l'intrication entre divers thèmes qui m'obsèdent, Perec, Unica Zürn, Jung, Ricardou..." Fait nouveau qui a été la découverte le 30 janvier d'une BD à la médiathèque de Manosque, La trahison du réel, de Céline Wagner, parue le 3 avril 2019, et plus précisément, l'évocation dans ce roman graphique d'une anagramme d' Unica Zürn : " Unica était obsédée par le nombre 9, et son graphisme spiralé, à partir duquel elle commençait souvent ses dessins (ici sous les pinceaux de Céline Wagner). Fin 1958, elle a calculé que l'addition de son âge avec celui de Bellmer donnait 99 ans et elle en a déduit DIE NEUNUNDNEUNZIG IST UNSERE SCHICKSALSZAHL (le quatre-vingt-dix-neuf est notre nombre du destin)"

Rémi explore bien d'autres pistes, que je ne peux résumer ici. Je me contenterai de signaler sa référence constante à celui qui fut considéré comme le chef de file du Nouveau Roman, Jean Ricardou, dont l'une des innovations fut la symétricologie : " Ainsi, explique Rémi, "centre" est le 99e mot d'une phrase de 197 mots, son centre donc, et il apparaît page 99 de Révolutions minuscules, dans sa première nouvelle, laquelle est présentée comme le milieu du double recueil. C'est page 100 que Ricardou le signale, en observant que "cent" est contenu dans "centre"."

J'en viens maintenant au 4 mars. Je circule alors sur le boulevard Saint-Denis et je m'arrête au feu pour tourner rue Ernest Nivet. Je m'aperçois que pas moins de trois voitures, garées ou roulant comme moi, portent dans leur numéro de plaque le nombre 99. Et il se trouve que la maison sur le trottoir de droite porte le numéro 100. Malgré une telle convergence, j'hésite à enregistrer le phénomène (c'est mon côté rationnel qui me fait douter, qui m'enjoint de laisser tomber : ce n'est que du hasard pur, mon gars). Tu as peut-être raison, me dis-je (on voit que je suis dédoublé, un peu schizo sur les bords). Et puis boum, en traversant le boulevard, je vois la première auto au stop, à ma droite : elle arbore un magnifique 999. J'écris ça dans le cahier vert, une fois à la maison, et j'ajoute Chapeau l'AE (l'Attracteur Etrange).

Le soir, parmi les mails de la journée, j'en vois un de Monique L., annonçant qu'il lui restait 99 tracts. Cela m'amuse (les a-t-elle comptés un par un pour être si sûre du nombre ?).
Et soudain, je repense à ce curieux livre du botaniste Benoît Vincent, découvert à Toulouse en 2017, que j'ai ressorti sans trop savoir pourquoi il y a quelques jours, et qui demeure là à portée de main, dans ma chambre, GEnove, Villes épuisées (Othello, 2017). GEnove, pluriel inexistant de Genova (Gênes). GEnove, " texte comme un tissu : Un assemblage de neuf trames et neuf chaînes, qui forme quatre-vingt-un instantanés de la ville."


Un site internet, Ge-nove.nethttp://www.ge-nove.net/par/mode_d_emploi.htm, rend compte du projet du livre, mais les textes n'y sont plus accessibles. Toutefois, on peut y lire ceci :

"L'aspect numérique (et symétrique, aussi), est beaucoup moins important qu'il n'y paraît. Il faut simplement se rappeler qu'au centre du livre, il y a le Palais Ducal, qui m'apparaît le cœur historique, symbolique, urbanistique, mythique, de la ville. C'est ce point qui attire et répulse tous les mots du texte GEnove.
Enfin, pour briser un peu ces ordonnancements raides, j'ai eu l'idée, tardivement, de mélanger tous les chapitres ainsi constitués, afin qu'aucun texte ne prenne une place prépondérante. J'ai trouvé un carré magique de 9 x 9 (le seul existant, je crois) et j'ai donc réparti les textes selon, dans le drapeau ou plus justement l'échiquier que le lecteur trouve à l'entrée du livre.
Voici ce tableau :

Comment lire ?
Le premier tableau de la page d'accueil (représentant le drapeau génois) est un tableau magique de 9 x 9 contenant les 81 textes de GEnove. On peut cliquer sur les cases pour ouvrir n'importe quel texte. [...] On peut ensuite les refermer et cliquer ailleurs ou, dans la fenêtre ainsi ouverte, suivre le MENU (situé à droite du titre du texte) qui est lui-même double :
- leCARDO, symbolisé par la lettre K, suit l'ordre des colonnes ;
- leDECUMANUS, symbolisé par la lettre X, suit l'ordre des lignes."

Or, nous retrouvons le cardo et le decumanus dans l'article de Rémi Shulz :

"Rappelant que je n'ai commencé à m'intéresser à Ricardou qu'en 2012, et n'ai vraiment lu ses oeuvres qu'à partir de 2017, j'ai composé le 11/11/11 un hétérogramme basé sur une croix UNIS LE CARDO, débutant par EROS D'UNICA.
Le cardo était ici l'axe nord-sud d'une cité romaine, l'axe est-ouest étant le decumanus.
Le billet était intitulé Dis un oracle, autre anagramme de UNIS LE CARDO, mais j'ignorais qu'un recueil d'anagrammes d'Unica avait pour titre Oracles et spectacles"

L'intrication entre Rémi Shulz et Benoît Vincent se développe rapidement sous mes yeux : je relis le premier texte donné par le carré magique, le texte 37 qui expose la géographie générale de la ville de Gênes, et un coup d'oeil sur le texte suivant, 38, me fit tomber sur ces lignes : " En 1528, a lieu une très importante réforme de l'Etat, fruit de l'amiral Andrea Doria, maître de la Méditerranée, en accord avec les 250 familles principales et surtout au service de Charles Quint (on l'appelle Cinquième République). Or, Andréa Doria, c'était aussi le nom du paquebot qui fit naufrage le 26 juillet 1956, histoire avec laquelle Rémi commence son billet.


"La page Wikipédia m'avait appris que l'actrice Ruth Roman se trouvait à bord, et avait été séparée de son fils de 4 ans Richard lors du sauvetage. Elle avait dû attendre plusieurs heures pour savoir qu'il était sauf, vivant dans la réalité un rôle qu'elle avait interprété dans un film de 1950.
Ceci m'avait conduit à m'intéresser à Ruth Roman, apprenant ainsi que son rôle principal était dans L'inconnu du Nord-express, la fameuse histoire d'échange de crimes, qu'elle était née Norma Roman, un nom anagrammatique, et qu'elle était morte le 9/9/99, une date qui m'avait aussitôt rappelé le 4/4/44, que Jung indique dans ses mémoires avoir été le jour où il avait commencé à se rétablir après un infarctus, tandis que le médecin qui l'avait sauvé devait s'aliter pour ne plus se relever. Jung envisageait que son docteur était mort à sa place."

Il note plus loin que la date du naufrage a coïncidé avec le 81 e anniversaire de Jung, 81 carré de 9 :

"Alors ce 26 juillet 1956 au matin, lorsque le navire a sombré, Jung né le soir du 26 juillet 1875 avait vécu 29584 jours complets, soit le carré de 172, 172 étant deux fois 86, CARL JUNG.
Il lui restait 1776 jours à vivre, 4 fois 444."


Soyons plus précis, ces résonances entre Rémi Schuz et Benoît Vincent m'apparaissent alors que je rédige cet article. Le 4 mars, je n'avais encore noté que leur commune relation au nombre 9. Cela illustre bien le caractère proliférant de la supernova. Avant de me perdre dans ce nouveau lacis de correspondances, je reprends mon récit de ce qui émergea ce 4 mars, à savoir aussi un autre thème ô combien marquant en ces jours de pandémie : le thème de la peste.

Cela vint de la lecture d'un roman déjà ancien de Fred Vargas, Pars vite et reviens tard*, paru en 2002. Lecture imposée par des circonstances que je ne détaillerai pas ici (mais qui n'ont rien de mystérieuses, je m'empresse de le dire). Par flemme, je reprends le début du résumé de Wikipedia :

"Alors qu'un ancien marin breton, Joss Le Guern, connaît quelque succès en reprenant le vieux métier de crieur public, le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg est alerté par une femme inquiète de la présence de grands " 4 " noirs inversés avec des barres et sous-titrés des trois lettres CLT (Cito Longe Tarde), qui veut dire " vite, loin et tard " (d'où le titre), sur toutes les portes de son immeuble, à l'exception d'une seule. De plus en plus intrigué lorsqu'un second immeuble subit le même sort, Adamsberg s'alarme véritablement lorsque le crieur, épaulé par le vieil érudit Decambrais, vient lui rapporter des messages énigmatiques laissés par un inconnu."

Page 91, le grand mot est prononcé :

"- Qu'est-ce qu'elles annoncent ?
A cet instant, Bertin déposa deux calvas sur la table et Decambrais attendit que le grand Normand se fût éloigné pour poursuivre :
- La peste, dit-il, en baissant la voix.
- Quelle peste ?
- La peste.
- La grande maladie du vieux temps ?
- Elle-même. En personne."

"Gênes est en Crimée, dans le comptoir de Caffa (aujourd'hui Théodosie ou Féodosie). La ville, ou son comptoir, est assiégée par les Tartares en 1346.

C'est la première manifestation de ce qu'on appellera plus tard "guerre bactériologique". Les Tartares portaient avec eux des germes de la peste noire bubonique, qui avait dû trouver un bouillon de culture idéal dans la guerre contre les Chinois.

Lors du siège, les Mongols catapultèrent les cadavres infectés par-dessus les murailles de la ville. Lorsque la trêve fut signée, et que les navires génois purent reprendre leur commerce, c'est toute l'Europe qui se retrouva contaminée.

La peste débarque à Messine en 1347, puis à Marseille et Venise ; les fidèles en Avignon la disséminent dès 1348. En un an, elle touche l'Italie et le pourtour méditerranéen français. A partir de Bordeaux, elle se répand en Angleterre, puis deux mois après à Paris. Toute l'Europe est infectée fin 1348. [...] On estime qu'elle a décimé de 30 à 40 % de la population."

Et puis je repense aussi à ce livre trouvé dans la Boîte à livres Cours Saint-Luc, au cours d'un tractage pour les municipales (mon intérêt pour cette boîte n'avait rien à y voir, j'ai l'âme médiocrement militante) : Bourges cité première, de Philippe Audoin, publiée chez Julliard, en 1972, dans la collection "Les Lieux et les Dieux" dirigée par Gérard de Sède. En très bon état, un livre rare, dont je possède déjà un exemplaire mais que je n'avais jamais recroisé jusqu'à ce jour.

Il faut savoir que le-dit Philippe Audoin n'est autre que le père de Fred Vargas, pseudonyme de Frédérique Audoin-Rouzeau (j'ai déjà évoqué ce lien père-fille ici).

Mais quel rapport, me direz-vous, avec la peste ?
L'essai n'y fait aucune allusion. Et pourtant je sens, j'intuitionne que quelque chose cherche à se dire (je me sens l'âme adamsbergienne**, que voulez-vous).
Je tape sur Google, peste + Bourges + Berry, et je déniche ainsi sur la première page de résultats un article duBerry Républicain, qui commence comme ça : " Le premier épisode de notre série estivale consacrée à Jean de Berry évoque son enfance et la mort prématurée de sa mère, alors qu'il n'avait que neuf ans, emportée par la peste noire."

"J'avais douze ans la première fois que j'ai marché sur l'eau. L'homme aux habits noirs m'avait appris à le faire, et je ne prétendrai pas avoir pigé ce truc du jour au lendemain. Quand maître Yehudi m'avait découvert, petit orphelin mendiant dans les rues de Saint-Louis, je n'avais que neuf ans, et avant de m'exhiber en public, il avait travaillé avec moi sans relâche pendant trois ans. C'était en 1927, l'année de Babe Ruth et de Charles Lindbergh, l'année même où la nuit a commencé à envahir le monde pour toujours." (p. 198)

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