La crise qui nous démasque, ou comment la prendre, la déjouer peut-être, et pourquoi c’est une chance…
(Dialogue schizo)
Moi l’autre : - Donc ce ne sera pas la fête ce soir, et tu as l’air de t’en réjouir…
Moi l’un : - Pas du tout, et tu le sais bien : je ne donne pas dans la Schadenfreude ni dans le discours des cyniques se la jouant nihilistes ou misanthropes à la petite semaine, mais cela m’intéresse. Ce moment de notre « aujourd’hui profond », comme disait Cendrars, me semble une occasion prodigieuse de voir les choses telles qu’elles sont, et partout, sans considération de races ou de classes. Il y a là quelque chose de terriblement réel, de terriblement physique, et donc de métaphysique « quelque part ». Tu te rappelles Les révélations de la mort de Chestov, et ce qu’il dit sur ce qu’a vécu Dostoïevski le jour de son exécution différée, et tu te rappelles La Mort d’Ivan Illitch de Tolstoï ! Or ces moments révélateurs, pour tel ou tel individu se retrouvant au pied du mur, sont soudain « offerts » à tout un chacun, individus et populations.
Moi l’autre : - Ca ne te fait pas penser à un conte de Buzzati, cette chose qui arrive soudain et à tous, à une espèce de fable folle plus encore qu’à un film–catastrophe ou que La Guerre des mondes de Wells dont on a parlé ?
Moi l’un : - Oui, c’est vrai qu’il y a, dans le Coronavirus, quelque chose de tout à fait concret et qui reste abstrait pour beaucoup, et d’ailleurs incertain, possible et impossible, on n’y croit pas et pourtant ça rampe et se faufile partout, on met des gants et lui n’en met pas, on est dans l’expectative sans mesures ni prédictions claires et c’est là, la Menace est latente, qui vise cela même qui fait la substance de notre monde mondialisé, à savoir la masse, la masse de gens et la masse d’argent, la masse armée et la masse désarmée, la masse financière et la masse des déchets, donc on est en plein fantastique social et ça me semble d’un immense intérêt, comme il a été intéressant de voir le Rideau de fer se volatiliser et Donald Trump accéder au pouvoir via la rapine immobilière et la télé. Donc ouvrons les yeux !
Moi l’autre : - Tu parlais de «métaphysique», ce qui fait pompier et vieux jeu, mais je vois ce que tu veux dire, comme si le Virus nous faisait passer dans une nouvelle dimension, hors du temps, hors des horaires, hors des normes sociales, hors des codes et des accords syndicaux, etc.
Moi l’un : Donald le magnifique a commencé par dire que c’était une espèce de rhume que la chaleur d’avril guérirait, puis il a invoqué la faute de la Chine, la faute de l’Europe, la faute des démocrates, et rien que son discours m’a enchanté, me rappelant les agro-biologistes soviétiques des années staliniennes promettant des années à quatre récoltes. Et d’ailleurs comme les communistes de la belle époque, dans la parfaite logique illogique décrite par Orwell et Zinoviev, faisaient du mensonge une vérité de béton, c'est avec le même aplomb que Trump en découd avec les fake news. Et le voici changer sa tactique d’un jour à l’autre en martelant que c’est toujours ce qu’il a pensé, sans savoir plus que toi et moi par où le Virus va l’attaquer, s’il l’attaque, ou ses enfants, ou ses électeurs, ou ses alliés saoudiens, et si ce sont les Russes, les Chinois ou les Israéliens, la CIA ou les Mexicains qui ont « fait le coup » dans leurs labos d’enfer… À moins que le coup fourré nous vienne de la Nature, supposée dominée ?
Moi l’autre : - Mais j’entends bien que ce n’est pas ça qui t’intéresse…
Moi l’un : - Non, tu sais que je me fous de la théorie du complot, mais pas de la réaction des gens, et moins encore de la vie qu’ils vont avoir l’occasion de vivre pendant un mois, deux mois, un an ? Qu’est-ce qu’on en sait ? Les uns se posent déjà, avec la fermeture des écoles ou des discos, la grave question de ce que leurs kids vont faire le matin ou le soir. Tu vois le tableau ? Et l’idée qu’il va falloir meubler le temps libre. La terrifiante idée qu’une nouvelle liberté sera accordé à chacun. Déjà j’ai lu l’abominable mot de cocooning à ce propos dans les médias. Voilà de l’observation. Les gens vont devoir vivre sans s’éclater de tous les côtés. Tu imagines la mutation, surtout si le Virus lui-même ne mute pas fissa comme certains le prédisent ?
Moi l’autre : - Et toi donc, comment vas-tu vivre ça ?
Moi l’un : - Comme toi, comme les gens normaux, comme Lady L. et nos enfants, nos amis et tous ceux qui sont capables d’auto-restriction ou d’imagination, de curiosité ou d’initiative sympathique, dans les bois ou les bars improvisés le long des rivières...
Moi l’autre : - L’auto-restriction, c’était du Soljenitsyne, pas très tendance…
Moi l’un : - Mais le Virus non plus n’est pas tendance, et le côté père sévère d’Alexandre Issaïevitch ne l’empêchait pas de trouver le monde extraordinairement beau en dépit de ce qu’il y avait vu.
Moi l’autre : - Et les millions de migrants là-dedans, collés les uns aux autres ?
Moi l’un : - Qu’on les accueille dans nos palaces déserts et nos innombrables « objets » immobiliers vacants, qu’on les nourrisse et qu’on les fasse bosser.
Moi l’autre : - Tu me rappelles Tchekhov dans Une banale histoire…
Moi l’un : - Et comment : à un siècle de distance c’est le même projet. Son personnage, le vieux savant Nikolaï, constatant la masse de gens de théâtre sans talent ou sans emplois, d’artistes ou de journalistes glandeurs comme il y en a aujourd’hui des kyrielles, envisageait tout ce que ces jeunes gens auraient pu apporter à la société en se consacrant à la médecine ou à l’agriculture, à l’enseignement et à toute activité civile ou civilisée, etc.
Moi l’autre : - Somme toute, tu es plus que jamais optimiste...
Moi l’un : - Oui.
Moi l’autre : - Et tu crois que ça va se passer comme ça ?
Moi l’un : - Et toi, qu'est-ce que tu crois ?