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Joël Vernet, L’oubli est une tache dans le ciel par Angèle Paoli

Publié le 18 mars 2020 par Angèle Paoli

L'INFIME BRUISSEMENT DU TEXTE

J e lis un ouvrage dont l'auteur est actuellement hors d'atteinte. Les textes rassemblés sous le titre L'oubli est une tache dans le ciel sont pourtant bien les siens. De très belles proses poétiques qu'accompagnent des dessins de Joël Leick. Des dessins comme des bulles. Des bulles d'air ou d'eau, d'une légèreté translucide, traversées de branches brindilles feuilles et traces. Traversées de silence. Comme les proses. Poète et peintre sont en symbiose parfaite. Tout vibre dans ce très bel ouvrage édité par Fata Morgana.

Il n'est qu'à parcourir les titres que le poète a choisis pour ces proses et de les relier aux titres des nombreux ouvrages déjà écrits et publiés pour reconnaître une présence. Discrète. Lovée à travers quelques mots fondateurs, des mots très simples, souvent les mêmes. Maison / Jardin / Sous-bois. Libellule / Merle / Mante religieuse / Lézard / Papillon / Chat. Tilleul / Herbes. Lumière / Noir / Neige. Silence / Oubli / Rumeur. Lettre / Signe / Sable... Des mots qui parlent déjà du poète. De Joël Vernet. Qui, en quelque sorte, le résument. Je lis ces proses, je les savoure. Je me perds dans les chemins, je me perds dans les hautes herbes. M'interromps un instant au seuil d'une maison isolée, livrée à la lumière éclatante de l'été et scintillante de neige l'hiver. Et je l'imagine, lui, le poète. Je le retrouve tel que je l'ai laissé après ma lecture des Carnets du lent chemin. Je le retrouve à l'identique. Pourtant ici, dans ce nouveau recueil qui vient de me parvenir en son absence, il n'y a ni dates ni noms de lieux. Tout ancrage spatio-temporel s'est estompé. Demeurent les collines et les crêtes, les sentes que le marcheur arpente, méditant sur le temps qui passe et sur ce qui le fait vivre, lui, le rêveur, le nomade infatigable. Ce qui le fait vivre ? Presque rien. Trois fois rien. Une mante religieuse, un papillon élégiaque, un chat paresseux et doux, un lézard égaré dans la maison et dont il se sent si proche :

" N'es-tu pas ce frêle lézard pris au piège, celui qui est allé ici et là, abandonnant son père, sa mère, ses paysages par idiotie pour se lancer dans l'aventure ? Un piège s'est refermé sur toi... ".

" Je me suis émerveillé d'un rien ", écrit le poète.

Et de ce rien surgit un " alphabet nouveau ", que le poète s'est approprié de longue date et qu'il a fait sien. Autant de menues choses, compagnes du silence et de la solitude qui l'absorbent des heures durant et n'ont de sens que pour lui qui sait s'en saisir dans leur profondeur. Et puis il y a les mots, et puis il y a les phrases. La vie même. Sa vie de poète. C'est dans cette proximité avec le minuscule, le minime, l'infime, qu'il peut

" commencer à vivre, à écrire, ce qui est la même chose, le même chemin pas plus épais qu'une aile de libellule, qu'un serment ancien. Ce serment, je l'ai prononcé enfant sans même ouvrir la bouche, dans un silence indestructible. "

Ce sont ces mots de toujours, et le serment de faire silence, qui remettent le poète en lien avec l'enfance, avec la lointaine disparition du père, si brutale et si cruelle ; avec la disparition récente de la mère dont il retrouve la présence/absence à la vue du chemisier bleu abandonné au dos d'une chaise. Une tache de ciel, à peine. Mais un bleu qui persiste au plus fort de l'oubli. La mère ? Une disparition, un retrait discret, un effacement qui reste sur le seuil, un silence qui voit. Et qui entraîne le poète sur la voie d'une perception irréversible :

" Quand ma mère est morte, je me suis senti très vieux, glissant dans un autre temps, sur une autre pente. "

Face au désarroi, une seule chose possible. Écrire.

" Écrire permet peut-être de retrouver une forme de grâce, une échappée, une espérance. "

Ce que le poète entreprend, fidèle à lui-même et fidèle à ses choix. Marcher écrire sentir méditer. " Les carnets sont mon seul espoir ", écrit-il dans " La maison où vivre avec le silence. " Et, quelques lignes plus loin :

" les poèmes sont des compagnons inestimables. "

Les poèmes, la maison. Le tilleul. La petite table sous la fenêtre. Tout cela forme un tout. Un ermitage. Un lieu unique d'observation du monde. Mais un lieu détaché, à l'abri des innombrables nuisances. Avec l'arbre géant comme compagnon fidèle avec qui converser, afin d'affiner et de poursuivre la quête de l'inatteignable :

" J'ai cherché une écriture ayant la pureté d'un diamant, la souplesse d'une herbe, la force d'un torrent. Un souffle. Cela m'a pris une vie... ".

Là où d'autres, connaissances et amis, s'acharnent à poursuivre les biens-de-ce-monde, lui, le poète, travaille à leur effacement. Être dans l'observation d'un escargot ou dans l'oubli momentané du monde. L'oubli de son insoutenable bavardage et de son fracas. De son " grondement " sourd. Que seul le silence de la maison, un " silence ravageur ", rend véritablement audible. Paradoxe du silence. À la fois jalousement courtisé et jalousement craint. Oublier aussi les livres lus qui n'ont fait qu'obscurcir le monde. Ne s'en tenir qu'à ce qui existe autour de soi, au plus près. Éclaircir le paysage, mettre au jour, donner de la lumière à ce peu qui existe encore.

" L'amour du monde serait là, devant nous, nu. Les pages vibreraient dans l'azur, comme ce ne fut jamais le cas, jusqu'à ce jour. "

Il y a pourtant, dans cette mémoire nomade à la recherche de l'oubli, des noms qui reviennent et qui hantent durablement. Des noms de poètes aimés sur qui le marcheur se penche et à qui il écrit, par-delà les nuages. Khlebnikov et Mandelstam. Ou encore Marina :

" Je pose cette lettre sur ton âme endormie. Je vois une boîte, à Elabouga, qui le recevra. C'est la boîte du ciel [...] Tout poème n'est qu'une simple lettre que la vie a tachée d'un peu de sang. D'un peu de joie. "

Il suffit de se mettre à l'écoute de " l'infime bruissement " du texte pour déceler ce qui vibre dans la page. Le livre redevient alors cette part de miracle vivant qu'en deçà des mots le lecteur cherche en filigrane.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Joël Vernet, L’oubli est une tache dans le ciel   par Angèle Paoli


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