Prologue

Publié le 20 mars 2020 par Elisabeth Osram

13 septembre 2020

Il fait encore nuit au-dehors. Seuls quelques oiseaux, à défaut du soleil, se sont levés. Leurs pépiements enjoués arrivent en cascade par la fenêtre entrouverte, jusqu’au coeur de la minuscule cabane.

Emmaillotée dans sa mince couverture de laine, sa parka remontée jusqu’aux épaules en guise d’édredon de fortune, Zia les entends chanter gaiement le jour à naître. À l’heure des dernières minutes d’un sommeil sans repos, elle sort sa tête de sous le vieil oreiller et étire ses membres douloureux.

Un sourire en demi-teinte apparaît sur ses lèvres à la pensée qu’aucune de ces créatures ailées ne semble avoir réalisé l’ampleur du désastre au dehors. La forêt demeure un refuge privilégié, même menacé par l’invisible.

Zia baille tout en déroulant son corps frêle, se dirige vers l'étroite porte branlante et sort sur ce qu’il reste de terrasse pour profiter d’un moment de grâce. Bien que la lumière des étoiles commence à s’estomper, les rais de lune éclairent encore les plus basses branches des grands arbres. L’air est doux à cette heure. La chaleur accablante s’est retirée, pour un temps du moins.

Zia s’assied sur la première marche du petit escalier vermoulu tout en se lovant dans sa couverture beige, qu’elle chérit comme le dernier trésor de l’humanité. Toute à l’écoute des gazouillis allègres ses pensées l’emmènent à hier, quand tout était encore possible, quand elle n’était pas seule, même mal-aimée.

Elle laisse son esprit la conduire jusqu’au visage d’Émile, si tendre et complice ; jusqu’à son regard d’un bleu perçant, même partiellement caché par des paupières lourdes de temps et d’expérience. Sa voix lui manque, ses blagues « à la lorraine », sa recette de la tourte à la viande, si goûteuse. L’absence d’Émile lui tort le ventre et lui fait oublier jusqu’à son estomac quémandeur. Il y a plusieurs jours qu’elle n’a pas avalé un repas digne de ce nom. Mais peu importe, « le monde pourvoira. Le monde pourvoit toujours », disait régulièrement Émile pour la rassurer.

Du revers de la main, Zia essuie rapidement la larme qui coule le long de sa joue. L’heure n’est pas au chagrin, il est à la survie. Elle se doit d’être forte, elle le lui a promis !

En aucun cas elle n’aurait pu présager de l’avenir, tel qu’il s’est révélé. Rien n’aurait pu lui faire entrevoir le monde de cette manière : soudaine, brutale, irréelle.

Alors que les premiers rougeoiements commencent à embraser le ciel et que le noir des hautes cîmes vire au brun, Zia se lève, réajuste sa couverture sur ses épaules et se met en quète de sa lampe torche. Elle ne sera pas de trop pour aller dénicher des agarics* sous les conifères et faire taire les gargouillis qui lui rappellent l’impérieux du vital.

En pénétrant dans la pièce sombre, Zia entrevoit la canne d’Émile, négligemment posée le long d’un des murs de la maisonnette. Un masque blanc y est accroché. Un masque de papier, usagé, tâché. Le symbole d’une lutte presque vaine, d’un suicide collectif par négligence du naturel.

Elle se rappelle les gestes d’Émile pour l’aider à le mettre, la première fois. Elle repense à ceux qu’elle a fait en retour pour le protéger de l’air vicié, et pour l’aider à se relever alors qu’ils se cachaient des surveillances étatiques.

Elle s’approche doucement de la canne et prend le masque dans ses mains. Elle le serre contre elle et ferme les yeux. Un craquement la sort promptement de ses souvenirs. Le bruit sec d’une branche morte, au sol. Une note à laquelle ses oreilles réagissent instantanément, par la force des choses.

Tel un chat, Zia se précipite vers l’un des recoins de la masure et s’accroupit derrière sa couche de branchages. Le souffle en suspens, tous ses sens aux aguets, elle écarquille les yeux pour tenter de discerner la source du potentiel danger. Les secondes défilent avec la lenteur des instants décisifs.

Une ombre passe soudain devant la fenêtre. Une silhouette reconnaissable entre toutes.

Le regard fixe, Zia se recroqueville sur elle-même alors que le grincement de la première marche du perron lui parvient aux oreilles...

* Agarics des forêts ou Agaricus Silvaticus : champignons comestibles poussant en forêt à partir du milieu de l'été et jusqu'à la fin de l'automne.