À la Maison bleue, ce lundi 23 mars, 4 heures du matin.- J’ai failli me laisser entraîner, hier soir tard, dans l’espèce de spirale morbide qui semble emporter le monde depuis quelque temps et se nourrit de la somme de nos anxiétés comme la Bête luxurieuse de Dante se repaît et gonfle sous l’effet de son inassouvissement même. J’avais deux ou trois motifs de me compter parmi les sujets à risques de la pandémie - infarctus récent et souffle au cœur persistant , gorge en feu et vilaine toux aggravée de courbatures musculaires un peu partout -, mais ce matin je dis non: assez de ce cinéma.
Je me rappelle avoir pensé assez souvent , dans mes années solitaires d'avant ma vie partagée avec Lady L, donc d'avant les enfants aussi, que j’avais été cancéreux à tel moment ou à tel autre. Non pas suicidaire au sens d’une décision proche, car j’ai trop d’humour vital en moi (quelque chose comme un surmoi atavique de souche terrienne), mais défaitiste et comme offert au Diabolo qui disperse et défait jusqu’aux cellules, et puis non: ce n’était pas pour moi, pas le style de la maison durant ces années Zorn ou le cancer semblait un plus existentiel - Mars le livre-culte attestait à mes yeux cette fascination morbide collective - et l’emblème d’une vengeance familiale et sociale.
Or l’un de mes amis m’avait dit : vous n’êtes pas Fritz Zorn mais le frère virtuel du frère réel de Zorn qui, dans le même milieu et avec sa propre névrose n’a pas laissé le crabe le pincer...
Je venais d’achever, hier soir la lecture accélérée d’un des premiers romans de Ian Mc Ewan, L’enfant volé, remarquable déconstuction du deuil le plus difficile sûrement à vivre suite à la disparition de la petite fille chérie qui scellait l’union d’une Julie et d’un Stephen; et j’avais sauté des pages, ce qui ne m’arrive jamais, je m’étais interrompu en cours de lecture pour voir « comment ça finit », ce que je me suis toujours interdit, j’en avais assez vu pour savoir que ce roman méritait tous les éloges accumulés (dont le Booker Prize) et pourtant la lecture m’avait lâché, et non seulement à cause de la psychose ambiante mais parce que ce «magnifique roman», comme on dit, ne m’avait pas tiré une larme, trop admirablement construit et trop nourri de tout (politique comprise) pour ne pas relever de la performance d’époque pétrie d’intelligence mais en somme sans vraie douleur vécue.
Je ne dis pas du tout qu’un romancier doive avoir perdu un enfant pour le raconter, mais le fait est que j’avais sauté des pages en lisant L’enfant volé, m’arrêtant cependant à celles qui touchent au délire de l’ami du protagoniste réfugié dans la cabane qu’il s’est construite dans un arbre.
Le personnage en question, au prénom de Charles, a été dans sa vie visible une espèce de Commandeur à la Donald Trump, en beaucoup plus intelligent et surtout plus sensible, qui a culminé dans les domaines des médias, de l’édition à succès et de la politique, pour se retirer tout à coup de tout en compagnie de sa seule moitié, laquelle assiste avec une tendre résignation à sa retombée en enfance qu’elle se garde de taxer de folie même lorsque il se propose d’installer une machine à laver sur la plateforme de sa maison dans l’arbre.
Il faut être un grand écrivain pour faire tenir debout un épisode tel que la montée effarée de Stephen dans l’arbre de son ami Charles, et le génie de Ian McEwan y parvient, avec la puissance de suggestion qui transforme le kitsch en métaphore - et celle de la maison dans l’arbre est bel et bien un cliché ET la représentation d’une réalité plus profonde, moins infantile qu’il n’y parait, je le sais assez pour avoir publié un livre portant exactement ce titre et offert à ma bonne amie pour ses 70 balais...
Ma décision subite de ce matin, relevant du déclic instinctif, de couper court au cinéma-catastrophe, doit aussi quelque chose à quelques voix autorisées plus que d'autres, qui se sont manifestées ces derniers jours dans le chaos des opinions et des injonctions, notamment celle de telle urgentiste qu’il faut nommer (Sophie Mainguy) autant qu’il faut nommer les professeurs Gilbert Deray et Didier Raoult, pour leurs appels respectifs au calme et à la meilleure appréciation des faits.
Après quoi le jour se lève comme avant la pandémie, exigeant de notre espèce aussi bonne que mauvaise qu’elle fasse son job en pleine connaissance du fait que le virus fait partie de notre vie autant que les voleurs d’enfants et les cinglés faisant leur lessive dans les arbres..