Il est 19 h et ils n'ont jamais été aussi ponctuels. L'une après l'autre, les caméras des ordinateurs ou des téléphones affichent leurs visages. Bientôt, Gaëlle, Maurine, Sybille et Alix sont toutes réunies sur le même écran, chacune dans son petit rectangle pixelisé. L'auteur de cet article est là aussi. Les verres se lèvent et on trinque, avant de détailler le menu bibitif du soir. Sybille boit une bière en canette, Maurine un verre de vin blanc et Alix un jus de fruit - ce qui fait rire les autres, plus habitués à voir dans sa main une bouteille de houblon. Ces quatre-là se connaissent très bien: ils sont amis depuis dix ans, et avant l'accouchement, se sont rencontrés au moins une fois par semaine. Mais comme des millions d'autres Belges, ils ont adopté des mesures anti-contamination strictes. Et puis rapidement, la tendance du e-pero.
Le néologisme, qui désigne un apéritif virtuel, se retrouve dans d'autres langues et cultures culinaires. Les Italiens l'appelaient "e-peritivo" et au Japon, il est désigné par le terme "on-omi". D'autres variantes francophones y ont été ajoutées: "skypéro", qui fait référence à l'outil Skype, "coronapéro" ou même simplement "apéro en ligne". Covid-19 et ses suites n'ont pas donné lieu à la pratique. Alix avait déjà expérimenté des dîners "connectés" lorsque son petit ami était à Erasmus, tout comme Maurine lorsqu'elle vivait à l'étranger - mais le concept n'était pas à proprement parler. L'e-pero n'est pas non plus réservé à quelques années trente, bien que l'impulsion vienne probablement de ces milléniaux nés avec Internet à portée de main. Alix et Sybille ont depuis reproduit cet apéritif virtuel avec leurs familles respectives, y compris les parents. Mais la toute première fois que le gang s'est réuni de cette manière a été d'honorer un rendez-vous pris avant l'annonce de l'internement. " Puis il est venu combler ceux que nous ne pouvons plus prendre Explique Sybille.
C'est que tous, ou presque tous, sont maintenant au chômage de fait ou de fait et placés en résidence surveillée. Gaëlle, 28 ans, n'a pas quitté son domicile depuis dix jours. " J'ai commencé à rester à la maison juste avant un week-end. Du coup, le manque s'est fait sentir rapidement, puisque c'est le moment où j'avais l'habitude de voir mes amis, justement. E-pero modifie les messages envoyés les uns aux autres sur WhatsApp. C'est plus dynamique, ça crée de l'illusion. En revanche, lors de l'appel vidéo, on se rend compte qu'il est encore un peu plus complexe que ce qu'on imaginait, surtout avec plus de quatre personnes. On parle tous en même temps, il y a des bugs... Mais c'est vraiment amusant. Après cela, on a l'impression d'avoir accompli quelque chose dans votre journée et d'avoir eu une véritable interaction sociale "
L'humain, un animal social
L'utilisation peut sembler futile lorsqu'une crise sanitaire se déroule, mais c'est sans tenir compte de l'importance de la socialisation des aliments qui caractérise l'être humain. Le terme "commensalité", qui fait référence au partage d'une table - ou d'un verre dans ce cas -, a été défini en 1549. " La nourriture est en effet une fonction biologique vitale et en même temps une fonction sociale essentielle "Atteste le sociologue de l'alimentation Claude Fischler dans son essai fondateur L'Homnivore. En ces temps troublés, " le coronavirus nous oblige à repenser nos relations sociales et l'heure de l'apéritif est évidemment quelque chose auquel les gens sont attachés "Analyse Maurine. C'est aussi l'occasion de recréer l'illusion d'une vie en dehors de l'actualité. Installée à Bruxelles depuis quelques mois, Maud, directrice artistique et illustratrice pour qui le travail à domicile n'est pas nouveau, a l'habitude de rencontrer ses amis au début de soirée. " L'apéritif est le moment de la journée où l'on casse sa solitude pour en trouver d'autres. Les cafés et les bars ont cette fonction. Et mon tout premier e-pero, vendredi dernier, m'a donné l'impression de retrouver ces moments avant l'accouchement. Je me mets en condition: je m'habille et maquille, pour que psychologiquement, ça ressemble à une de mes sorties habituelles "
La réalité est cependant très différente et Maud admet qu'elle se sentait parfois mal à l'aise. " C'était bizarre: qui devrions-nous regarder? Autres ? Moi, pour voir à quoi on ressemble? Il est également plus difficile de rester concentré sur la conversation "Le lendemain, son projet de" soirée en ligne "- une bonne idée sur le papier - s'est avéré de son propre aveu" un fiasco complet ": La journée passée à ressasser le contexte anxiogène s'est terminée par un appel téléphonique" anti-dépression "avec sa meilleure amie." Le cercle des personnes que j'appelle est également plus petit que le cercle que je vois normalement. Après tout, nous n'avons rien à dire, car rien ne nous arrive. Il faut donc trouver des gens avec qui vous pouvez vous permettre de ne rien dire de vraiment nouveau "
L'alcool, le lubrifiant social éternel
" Les méchants sont des buveurs d'eau. C'est bien prouvé par l'inondation "C'est avec cette phrase du comte de Ségur que l'essai intitulé Le buveur, miroir des habitudes alimentaires du mangeur par Céline Hervé-Bazin. Surtout, la présence d'alcool dans ce nouveau rituel de confinement révèle ses fonctions d'intégration sociale. Pour Claude Fischler, en toute modération, l'alcool " permet de créer des moments de sociabilité, d'occasions collectives. Offrir un verre est une manière rituelle d'indiquer (...) qu'il y aura échange, communication, conversation "Et si vous ne pouvez pas le servir à quelqu'un d'autre, vous devez porter un toast via des webcams. Mais vous n'avez pas besoin d'un diplôme en sociologie pour être convaincu du pouvoir social de l'alcool:" Pour beaucoup de gens, un verre est juste une excuse pour se faire confiance ou pour se retrouver Dit Maud. Et à faible dose, il agit comme un lubrifiant social et nous permet de lever nos inhibitions, comme celles qui nous empêchent parfois de nous faire face à travers l'œil d'une caméra - un moment toujours un peu gênant - ou de rire de leur "gelé" "image sur l'écran dans une posture maladroite. Maurine admet cependant se limiter à un ou deux verres ", histoire de limiter le coup de blues qui peut parfois survenir après l'appel. Être un peu saoul tout seul dans votre salon peut renforcer ce sentiment de solitude physique "
Parfois aussi, l'e-pero n'est pas considéré comme essentiel, à un moment où il est enfin possible de prendre congé des autres. Après seulement six jours de détention, l'entrepreneur David ne ressent pas encore le besoin de boire en ligne avec ses amis. " Nous le ferons sûrement bien une fois pour rire, mais je ne pense pas que cela deviendra de toute façon une habitude. Nous venons d'une petite ville où nous nous sommes toujours vus de première main et nous ne partageons pas une grande partie de notre vie sur les réseaux sociaux. Vous ne ressentez pas le besoin de discuter 24 heures sur 24. Ensuite, de manière générale, je n'aime pas plus les appels vidéo: ils nécessitent beaucoup plus d'attention et sont très énergivores. Le télétravail signifie que je passe déjà beaucoup plus de temps que d'habitude à faire des appels. Le soir, je n'ai pas forcément envie de recommencer "Même histoire avec Sybille, qui a généralement tendance à remplir son agenda plus que de mesurer." Être forcé de réduire cela tout en ayant des nouvelles de mes amis, mais d'une manière moins longue, me convient pour le moment. Je prends l'e-pero tous les deux jours et je n'en voudrais pas plus. Les moments où nous skype sont également des moments que nous pourrions passer avec nos partenaires de confinement. Parfois, il est bon de ranger les écrans après une journée derrière votre ordinateur et de passer un bon moment ensemble. Mais c'est aussi parce que je sais que ça ne va durer que quelques temps: on s'entend que ça ne va pas marcher pour moi toute ma vie. Et certainement pas la quarantaine non plus "
Parce que tout le monde se prépare à ce que le confinement dure plusieurs semaines de plus. Donc, même si les e-peros peuvent sembler artificiels, Maud sait qu'elle remettra la couverture: " pas pour le concept, mais pour garder le lien social "Hier soir, elle a gravé le souvenir de son apéritif en ligne sous forme de bande dessinée. D'autres font des captures d'écran, qu'ils partagent ensuite sur les réseaux sociaux." C'est un moment si unique que nous voulons l'immortaliser. Je veux presque créer un album de confinement, pour garder une trace de cette étrange période "Rires Maud. De l'autre côté de son ordinateur, Alix soupire:" Ce qui est sûr, c'est que ça va être long ... "
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