Magazine Journal intime

Chapitre 5

Publié le 27 mars 2020 par Elisabeth Osram

CHAPITRE 5

« Galba pensa qu'il n'estoit plus temps de differer l'adoption qu'il avoit porpensée. »  (Jacques Amyot)

Fin Avril 2006 – Rue de Tourcoing Dunkerque

- « Mamaaaan... », pleure Zia sans discontinuer, plantée devant le mur de briquettes roses. Cependant que Luc et Annie continuent de décharger les cartons, elle froisse son doudou de velours dans ses petites mains. Mais Lapinou ne lui apporte dans l’instant aucun réconfort.

Sa sucette a dû choir quelque part et à cette seule contrariété s’ajoute le grand besoin de sommeil qui l’étreint à présent.

- « Zia, ne te mets pas dans le passage, tu veux ? », lui assène Annie en passant devant elle. « Va-donc te mettre à l’intérieur au lieu de rester dans nos pattes ».

Zia redouble de cris, plus stridents qu’à l’accoutumé.

- «  Mais fous-lui donc la paix à cette gamine, Annie. On est partis à vingt-trois heures hier soir. On a roulé toute la nuit. Elle est crevée, c’est tout.», la reprend Luc tout en refermant les portes arrières de leur Kangoo vert.

- « Ben occupe-t’en, toi. Moi aussi je suis crevée. Je vais me faire une pause bière. », répond Annie, en passant le portillon de bois.

- « C’est ça. Ben vas donc faire ta pause et laisse-moi m’occuper de tout, comme d’habitude. », lui lance Luc, contrarié. « De toute façon, tu ne décolères pas depuis l’autre jour. C’est quand-même pas ma faute si tes nullos te manquent et si ta chère mère est restée rivée passage Lathuille ! »

- « C’est pas pour ça que je fais la gueule, tu le sais très bien. », réplique Annie en déposant son chargement à même le gazon du jardinet.

- « C’est pour quoi alors, si c’est pas à cause du déménagement ? », insiste Luc.

Sans répondre, Annie s’assoit sur les marches de leur nouveau perron et allume une cigarette. Tout en exhalant sa fumée, elle attrape une bouteille de bière et la décapsule à l’aide d’un briquet.

- « Annie ! », la relance Luc tout en se tournant vers Zia.

- « Pour le 112 ! C’est pour le 112, Luc !», aboie Annie depuis le jardin.

Hurlant à gorge déployée, la petite fille reste plantée comme un piquet au milieu du trottoir. Ses cris, générés par l’inquiétude d’être laissée là sans attention immédiate, se font plus puissants. Angoissée de ne rien reconnaître autour d’elle et de ne pas trouver réponse aux simples sensations qui la traversent, Zia pleure à chaudes larmes. Les perceptions négatives se font intenses aujourd’hui, comme souvent.

Luc s’avance vers Zia et se penche momentanément pour ramasser la sucette de sa fille, tombée dans l’herbe au bas du muret de chantignolles. La réponse d’Annie lui fait instantanément revenir en mémoire l’affolement terrible, lorsqu’il avait pénétré dans la chambre de sa fille. Trouver son petit corps inanimé l’avait anéanti. Puis l’instinct avait repris le dessus. La sortir du lit, la mettre au sol, appeler le numéro d’urgence.

- « Le 112, je vous écoute. », avait annoncé une voix nasillarde dans le combiné, après plus de cinq minutes d’attente. Probablement les plus longues minutes de son existence.

- « Ma fille pleurait... », commence Luc. « Elle pleurait beaucoup, et puis d’un seul coup, plus rien. Là, elle ne bouge plus. »

- « D’accord. Très bien. Calmez-vous, Monsieur. Où se trouve votre fille en ce moment ? »

- « Et bien elle était dans son lit, mais je l’ai prise dans les bras et puis je l’ai mise par terre pour vous appeler et voir si elle respire, mais j’entends rien. Et puis sa poitrine ne se soulève pas. Elle ne respire pas ! », s’affole Luc.

- « Mettez votre fille sur le côté, Monsieur. Elle a beaucoup pleuré alors couchez-là sur le côté pour l’empêcher de s’étouffer avec sa salive. »

Luc s’exécute.

- « C’est fait, Monsieur ? »

- « Oui, c’est fait. Je l’ai fait. »

- « C’est très bien. Maintenant vous allez ouvrir la bouche de votre fille et contrôler la présence éventuelle d'un corps étranger, et vous me dites ce qu’il en est. »

Luc applique de nouveau les consignes indiquées par la voix de l’autre côté du combiné.

- « Non, il n’y a rien. Elle n’a rien dans la bouche. »

- « Très bien. À présent, Monsieur, vous allez approcher votre oreille du nez de votre fille, pour vérifier si elle respire bien. »

Luc se penche et ne perçoit tout d’abord rien. Les battements de son coeur s’accélèrent. Il s’apprête à céder à la panique et à hurler dans le combiné que rien ne se passe, que sa fille n’est plus là.

Quand il perçoit un infime filet d’air en approchant son oreille au plus près de la bouche de Zia. Il se fige.

- « Monsieur ? Vous êtes toujours là ? », vérifie la voix du 112.

- « Oui, oui ; je vous entends. », confirme Luc. « Elle respire, je l’entends un tout petit peu. Mais elle respire. »

- « Bon, très bien. À présent vous allez éloigner les objets ou les meubles qui pourraient blesser votre fille, d’accord Monsieur ? »

- « Oui, d’accord, d’accord », répond Luc, entre le soulagement et l’incertitude. Pourvu que je ne craque pas. Pourvu que j’y arrive...

- « C’est fait, Monsieur ? », vérifie la voix.

- « Oui, c’est fait. Il n’y a plus rien autour d’elle ».

- « Parfait. Vous vous en sortez très bien. Maintenant, vous allez mettre une débarbouillette froide sur le front de votre enfant pour raccourcir la durée du spasme. »

Luc fronce les sourcils.

- «...La durée du spasme ? », interroge-t-il.

- « Oui, un spasme. Monsieur, appliquez en premier lieu les consignes d’urgence que je vous donne, s’il-vous-plaît. »

Luc fonce dans la salle de bain, prend un gant dans le tiroir du meuble sous le lavabo, ouvre le robinet à fond et le détrempe avec l’eau la plus froide possible. Il revient en courant auprès de Zia, positionne le gant sur le front de Zia puis reprend le combiné en tremblant.

- « C’est fait. », confirme-t-il.

- « Parfait. C’est très bien. Laissez à présent votre fille dans la position où elle se trouve, durant une dizaine de minutes environ, afin que la crise s’estompe et que son état revienne à la normale. Contrôlez sa respiration toute les minutes, en réeffectuant les gestes de vérification de la respiration selon la procédure que je vous ai indiqué tout à l’heure, d’accord ? Vous avez bien compris ce que je viens de vous dire, Monsieur ?»

- « Oui, j’ai compris. », confirme Luc, secoué de légers tremblements. L’adrénaline, sans nul doute.

- « Mais pourquoi, des  spasmes ? », redemande Luc, après le premier contrôle respiratoire.

- « Lors d’une grosse crise de larmes, certains enfants hurlent si fort que leur respiration cesse brusquement. Ils peuvent même perdre connaissance durant quelques secondes. C’est ce que l’on appelle le spasme du sanglot. », explique succinctement l’interne de garde. « Le spasme du sanglot n’est pas une réaction volontaire, mais plutôt un réflexe à un événement déplaisant comme la contrariété, la surprise, la peur ou la douleur. Ce réflexe est causé par une réponse exagérée du système nerveux, qui contrôle la respiration et le rythme cardiaque de votre enfant. »

Luc se penche une seconde fois sur Zia. Tout va bien. Elle respire. Très doucement, mais elle respire.

- « Mais, ça arrive souvent ? », demande-t-il, en reprenant en main le combiné téléphonique. « Je veux dire, est-ce que ma fille va arrêter de respirer à chaque fois que ce truc là se produit ? Et est-ce que je vais être régulièrement obligé de vous appeler, au 112, dès que ma fille arrête de respirer ? », rajoute-t-il.

- « Non, Monsieur. Ne vous inquiétez pas. Certains très jeunes enfants peuvent toutefois dormir beaucoup après une crise. Il faut alors les laisser se reposer. Demain matin, il faudra traiter votre enfant comme si rien ne s’était passé. Faites-lui un câlin pour la rassurer, cela sera amplement suffisant. », explique l’interne.

- « D’accord. », acquiesce Luc.

- « Le spasme du sanglot est terrifiant pour les parents, comme cela l’est pour vous maintenant. C’est tout à fait normal. Mais ce type de crise ne cause pas de mal à l’enfant. Il faut seulement rester vigilant si votre enfant est sujette aux évanouissements après une grosse crise de larmes. Vous avez bien compris ce que je viens de vous expliquer ? »

- « Oui. Oui, c’est compris », confirme Luc.

- « Donc, Monsieur. Je vais vous laisser continuer quelque minutes les vérifications respiratoires. Ensuite, vous pourrez remettre votre fille dans son lit. N’oubliez pas de la coucher sur le côté et pas sur le dos. Si vous rencontrez le moindre problème, surtout n’hésitez pas à nous recontacter. D’accord ? »

Oui, d’accord. Mais au retour d’Annie vers les deux heures du matin, il avait fallu lui expliquer. Elle lui avait fait une scène terrible, lui disant que les services sociaux allaient leur tomber dessus, surtout que l’appel téléphonique avait été enregistré, et  bla-bla-bla. Qu’il était un père irresponsable, qu’elle ne pouvait pas le laisser cinq minutes avec leur fille sans qu’il se passe une catastrophe. Ils avaient discuté toute la nuit et s’étaient endormis au petit matin. Lorsque Zia s’était éveillée vers midi, elle avait eu bien du mal à comprendre pourquoi ses parents étaient tous deux couchés sur le canapé, tout habillés.

Au contact de sa fille, bouillante d’avoir tant pleuré, Luc revient au présent. Malgré sa sucette, qu’elle tête nerveusement, Zia ne s’apaise pas et cherche à lui échapper des bras. Elle s’agite et se remet à geindre.

- « Et ben ! Je vais être à la noce moi, ces jours-ci, pendant que tu vas jouer les manutentionnaires dans ta grande enseigne. Tout ce remue-ménage juste pour que Monsieur revienne sur Dunkerque. Et je vais faire quoi, moi ? Supporter les cris, faire les courses, m’occuper de la paperasse, de l’école, et tutti-quanti. », se plaint Annie.

Atterré par l’animosité d’Annie, Luc serre plus fortement sa fille contre lui et lui caresse les cheveux pour tenter de la calmer. La petite fille résiste encore un court instant puis finit par se laisser aller le long de la poitrine de son père, ramenant son doudou sous son menton. Tout en continuant de téter sa sucette salvatrice, Zia observe Annie sans lui tendre les bras. Elle l’a si souvent fait sans trouver réponse qu’aujourd’hui son instinct lui impose la défiance.

Luc ne répond pas à la provocation de sa femme et passe devant elle sans lui adresser le moindre regard. Il est fatigué. La nuit et la journée ont été rudes. Les dernières années aussi. Il a veillé, dès leur arrivée en début d’après-midi, à monter le petit lit pliant de Zia dans sa nouvelle chambre, en haut de l’escalier. Il s’y rend et y couche sa fille, endormie. Il videra la remorque demain. Restée au dehors et bâchée telle qu’elle est, elle ne risquera rien dans ce quartier calme. Demain, il emmènera Zia voir le front de mer. Il n’est qu’à deux rues d’ici.

Silencieux, il la regarde dormir. Il pense à Annie. Il ne la comprend plus depuis quelques années. Pourquoi son comportement s’est-il tant dégradé ? Annie était tellement motivée, pourtant, lorsque les services à l’enfance leur avaient confirmé qu’une petite fille née au Burkina Faso allait leur être confiée dans le cadre d’une procédure plénière. C’était en 2003. Ils avaient pourtant affronté toutes les épreuves, les radiographies, les nombreux tests en clinique, les ordonnances, les prises de médicaments et d’hormones, avant que les médecins ne lui confirme qu’il était stérile. Ils s’étaient pourtant mutuellement soutenus en 1998, quand il avait fallu commencer à démarcher la Confédération pour l’Adoption un an après leur mariage. Ils avaient du supporter les complexités administratives, les déceptions, les convocations chez les psychologues et les médecins experts pour les évaluations. Annie avait tenu le coup, contre vents et marées. Elle voulait devenir mère à tout prix. Juguler l’influence néfaste de sa propre famille et repartir de zéro, quoiqu’il se passe. Quant à Luc, rien ne comptait davantage à ses yeux que de construire un vrai foyer, lui qui était né sous « X ».

CHAPITRE 5


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