La sixième occurrence se situe le samedi 14 mars, avec un documentaire scientifique sur ces deux génies de la physique du XXème siècle, Albert Einstein et Stephen Hawking, en mettant en miroir leurs découvertes dans ces deux cadres de la relativité générale et de la mécanique quantique.
Lors d'une démonstration sur l'écoulement du temps différent selon certains paramètres, que je serais bien incapable de résumer ici, le physicien filmé au tableau noir obtient le fameux pourcentage de 99 % (et cela va même jusqu'à 99, 999999999999).
Dans le deuxième volet de cet Univers dévoilé, les auteurs évoquent par ailleurs ce qu'ils nomment "une curieuse coïncidence temporelle" entre les deux scientifiques. En effet, Einstein est né le 14 mars 1879, et c'est le 14 mars 2018 que Hawking s'est éteint. Raison sans doute de la programmation de ce doc ce 14 mars très précisément.
Ce n'est que cinq jours plus tard que j'enregistrai la septième occurrence du 99. Ce fut lors de la lecture d'Economie utile pour des temps difficiles de Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo (Seuil, 2020). Un livre de deux Prix Nobel, spécialistes de l'action contre la pauvreté, qui se veut un constat honnête des questions les plus pressantes qui se posent à l'humanité, mais un livre aussi qui veut offrir un éventail de propositions réalistes, alternatives aux politiques actuelles, un "levier pour bâtir un monde plus juste et plus humain", ou, comme l'écrit Annie Ernaux, "un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité." C'est donc au détour de l'une de ces pages, lors d'une interrogation sur un nouvel espace public, que je tombe sur ces lignes :
"Sur Facebook, 99,91 % de ses deux milliards d'utilisateurs relèvent de la "composante géante" de la plate-forme, ce qui signifie que chacun est l'ami d'un ami d'un ami de chacun. Il n'y a que 4,7 "degrés de séparation" (le nombre de "noeuds " qu'il leur faut franchir) entre deux éléments de cette composante, quels qu'ils soient." (p. 177)
Et j'attendrai encore quatre jours pour saisir la huitième venue du 99. Et ce sera cette fois à l'écoute du Journal de confinement de Wajdi Mouawad, à l'écoute du septième jour :
"Et je me suis demandé si d'autres personnes, quelque part confinés, avaient fait comme moi un rêve lié de près ou de loin à ce que nous vivons. Statistiquement, il y a de très fortes chances - cela m'est apparu comme une évidence, une normalité - nos rêves nocturnes commencent donc à changer. Ils changeront certainement encore davantage. Au jour d'aujourd'hui, un milliard de personnes confinées, un milliard de rêves rêvés à chaque nuit, vibrant chacun de plus en plus à l'aune de cette crise. Il est donc possible que de nuit en nuit, à mesure que durera le confinement, chaque rêve de chaque humain aura des points communs avec les 999 999 999 autres rêves de chaque autre être humain. C'est probable, c'est envisageable. Jamais un même traumatisme agissant sur autant de personnes aura condamné chacun à se calfeutrer dans un espace aussi commun, aussi quotidien et aussi intime : la maison. Avec toutes les inégalités qui existent entre les maisons, avec toutes les difficultés qui existent pour les uns et pas pour les autres, il n'en demeure pas moins que nous sommes tous reclus dans la notion de l'espace privé, chez nous, dans un espace clos dont il ne faut pas sortir." (à partir de la quatrième minute)
Ce rêve commun à l'humanité confinée (et aujourd'hui, le 31 mars, nous sommes passés du milliard du 23 mars à plus de trois milliards), qu'imagine Mouawad dans la solitude de sa maison de Nogent-sur-Marne, ne serait-il pas comme la manifestation d'un autre attracteur étrange ? Et je songe à ce moment même à Otto de Marc-Antoine Mathieu, cette extraordinaire bande dessinée avec laquelle j'ai ouvert le premier des 313 articles de l'Heptalmanach en 2017.
Et cette fois, c'est à la fin de l'album que je pense, quand Otto est allé au bout de la connaissance qu'il pouvait avoir de lui-même. L'ultime document qu'il explore est un film qui montre en images accélérées l'évolution de son visage depuis sa conception jusqu'à l'âge de ses sept ans. Il visionne alors les 2828 images en remontant dans le temps, à l'envers, comme on lit dans un miroir. C'est à l'issue de cette involution qu'il sort pour la première fois depuis des années, lui qui s'était confiné volontairement dans un vaste loft à la périphérie d'une ville reculée pour examiner le contenu d'une malle héritée de ses parents. Malle qui contient les sept premières années de sa vie, chaque heure de son enfance ayant été enregistrée, scrutée, décrite avec le maximum de rigueur scientifique. Il sort donc après sept années de réclusion, et toute la ville est silencieuse, les rues sont vides. Un vieil homme lui explique qu'il est certainement la dernière personne à être restée, que tous les habitants sont partis à l'extérieur de la ville, sur le grand lac gelé, pour y célébrer la mise en route de Znamya-4, le grand miroir satellitaire dont la surface reflète la lumière solaire et qui doit éclairer la ville pendant la nuit polaire.
Otto se glisse dans la foule immobile, "figée dans un immense flash-mob". "La plus grande performance collective jamais réalisée". Foule comme figée dans un même rêve, le regard tourné vers le même firmament. Et relisant cette fin, ce que je n'avais pas fait depuis trois ans, je m'aperçois (cela je l'avais oublié) que l'album se boucle sur lui-même. Trois cases du début reviennent à l'identique, simplement légendées différemment et pas dans le même ordre.
Ce même jour, allant, dument muni de mon attestation de déplacement dérogatoire, refaire le stock de pain, je tombe en arrêt devant un grand panneau publicitaire :
Tonnerre ! L'attracteur étrange avait même détourné à son profit les pubards de chez Macdo. Le drive, rien de mieux bien sûr en période de confinement. Peut-être même vous font-ils un test gratuit pour le coronavirus ? Et cette plaque gagnante, n'est-ce pas un clin d'oeil à ma tectonique des plaques ?
J'aurais dû m'arrêter là, à cette neuvième occurrence du 99. C'était cohérent d'ailleurs, 9 pour 99. Las, hier, Emanuele Coccia, ce philosophe botaniste italien, livre dans un entretien pour Figaro Madame (Figaro Madame, je vous demande un peu...) les propos suivants :
"Depuis quelques décennies, la biologie, et avec elle la botanique, nous annonce des nouvelles stupéfiantes, dont nous commençons à peine à prendre la mesure. Cette histoire commence dans les années 1960 avec une femme : la biologiste américaine Lynn Margulis découvre que, contrairement à ce que nous a appris Darwin, la nature n’est pas animée par un bellicisme fondamental. Le vivant ne trouve pas son bien, c’est-à-dire son équilibre dynamique, dans la compétition de tous contre tous. Margulis montre en effet que la cellule eucaryote, à la base de toute forme de vie supérieure, résulte en fait d’une association symbiotique entre deux individus (des cellules procaryotes) différents. De là, deux conséquences majeures. Premièrement, toute espèce est une chimère : une composition entre deux espèces précédentes. Et, surtout, le moteur principal de l’évolution - qui concerne 99 % du vivant - est la symbiose, la fusion, la collaboration entre espèces, l’entraide." [C'est moi qui souligne]