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La recluse (7)

Publié le 19 juillet 2008 par Sophielucide

La nuit s’achève dans cette brume grise. Tout est gris ici, d’ailleurs: les murs, le mobilier et même ce nouvel ordinateur qui me défie. Je fais couler de l’eau au robinet, une eau tiède au goût de calcaire. Il fait chaud brusquement dans cette pièce dont je connais chaque recoin.
Même si j’avais soigneusement recouvert mon monstre trop aimé du lourd manteau de la folie qui m’accablait, il demeurait à mes côtés, pratiquement tout le temps. Cet amour trop puissant surgi par hasard avait eu le même effet qu’un cyclone sur ma vie ordonnée. J’avais surmonté le chagrin de la perte de mon père, je me l’étais réapproprié, il m’appartenait docilement grâce aux souvenirs, nombreux, au dessus desquels son sourire planait toujours. Et puis trois petits mois avaient suffi pour me faire sombrer dans une folie trop douce pour moi.

J’aimais pour la première fois.
J’avais laissé le doux tyran au sourire immuable que représentait mon père, à l’entrée du parc. Il m’avait semblé qu’il avait même hoché la tête en signe de bénédiction. L’amoureux passionné qu’avait été mon père reconnaissait la légitimité de ce sentiment nouveau qui m’habitait alors.

Je me sentais heureuse et légère comme jamais; c’était magnifique, je me sentais vivante et utile. J’habitais une rue bien agencée, j’avais tout ce qu’il me fallait à proximité. Je connaissais chaque commerçant, chaque enseigne, chaque bâtiment. Y compris la petite église qui dominait la rue; je m’y rendais quotidiennement parce que j’adorais l’odeur de l’encens qui s’y propageait généreusement. Je m’asseyais sur un banc et laissais mon esprit divaguer gentiment. C’est là que j’avais rencontré mon amant.
J’avais été fascinée de lire le pur recueillement sur ses traits. Je l’observais et je m’attachais à son visage. Il gardait souvent les yeux clos et sa jolie bouche se fendait régulièrement d’un sourire apaisé qui me donnait envie de partager avec lui. Je m’aperçus très vite que sa voix, que je ne connaissais pas me manquait déjà. Je me laissais entraîner chaque matin dans une farandole le long de l’avenue jusqu’au sombre édifice. J’arrivais, essoufflée puis l’attendais. C’est ce souffle sans nul doute qui m’annonça que quelque chose d’important se passait. Je découvrais l’amour et j’en étais ravie. J’appris plus tard qu’il ne venait ici que pour réfléchir sur ses travaux en cours. Il revendiquait son athéisme mais respectait avec envie les croyants dont je faisais partie. Sensible à mon parfum, il me parlait d’amour sans ménagement. Il était comme ça, d’une sincérité étonnante, ne connaissait ni le mensonge ni la dissimulation. Je buvais chacune de ses paroles et j’avais sur le champ répondu à sa proposition. J’étais « engagée » comme on disait à l’époque. Mais trop légèrement, par pur caprice : celui de jouer pour un jour à la princesse en longue robe blanche. J’embrassais sa main avec ferveur, lui promettais le divorce et le suivis sans détour, ni remords, sans même me poser la moindre question.
Quid du gentil mari? Susurrait l’espion tapi dans un coin de la chambre où je m’étais laissée enfermée. L’avais-je jamais aimé? Attirée par sa beauté virile, sa prestance et sa voix grave, je m’étais laissé allée à accueillir son amour comme un réconfort, un doux remède, une sécurité certaine aussi, je ne le cachais pas. La vie avec lui était simple et tranquille. Mais mon cœur à son contact ne s’était jamais emballé aussi fort que lorsque l’inconnu pénétrait dans l’église, passait devant moi et s’asseyait suffisamment près pour que je saisisse son odeur qui se mariait si bien avec celle de l’encens. Ma chevelure s’en imprégnait et je passais le reste de la journée à la renifler, un peu bestialement.
Je ne songeais plus à ma blessure ancienne. Je ne me souviens plus combien de temps dura ce manège entre nous. M’avait-il même remarquée? Il semblait tellement habité que j’en doutais mais cela m’était égal pourvu que je puisse me repaître du spectacle de sa nuque devant moi que j’avais furieusement envie de saisir, tant elle semblait avoir été créée uniquement pour ma main.
Il arriva un jour, en fin d’après -midi, une guitare à la main. Une belle guitare sans étui. Et c’est ce jour-là que nous nous sommes regardés pour la première fois. Il était très beau et j’eus un peu de mal à soutenir son regard, tant il était pénétrant. Cet homme me connaissait intimement, cela ne fit aucun doute pour moi à cet instant. J’en étais bouleversée.
Il y avait autre chose aussi. Lorsqu’il posait ses yeux verts de gris sur moi, je sentais la beauté se sublimer en moi. Je ne sais pas expliquer ce phénomène étrange, comme une métamorphose intérieure, que je ressentais physiquement. Un épanouissement. Comme une fleur en bouton qui développe en accéléré sa floraison sous le simple regard du jardinier aux pouvoirs magnifiés.
Lorsque nous avons quitté l’église, ce jour là, nos sorts étaient scellés. Irrémédiablement. Je l’ai suivi naturellement, il me tenait la main fermement. Je me sentais plus libre que jamais alors qu’il tenait mon amour en laisse. Je ne suis plus jamais rentrée chez moi. Après l’accident, je me suis retrouvée ici dans cette chambre obscure qui m’en a rappelé une autre, visitée il y a bien longtemps, quand j’étais petite fille et que mon père m’avait appelée pour la première fois « la recluse ». Je n’avais pas voulu quitter cette chambre noire de ce château.
Je souris en pensant à ce destin que j’avais peut-être choisi moi-même ce jour-là. Fascinée par l’histoire de cette princesse amoureuse qui s’était emmurée par amour en confiant sa vie au Dieu qu’elle priait du matin au soir. Mystique recluse, cela me plaisait tout particulièrement…


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