Drago Jančar | [Une panique indescriptible s’empara de la population]

Publié le 31 mars 2020 par Angèle Paoli

[UNE PANIQUE INDESCRIPTIBLE S'EMPARA DE LA POPULATION]

T out avait éclaté cette nuit-là.

Les bruits étaient contradictoires. Les uns affirmaient qu'il y avait des dizaines et des dizaines de morts, les autres racontaient que l'hécatombe ne faisait que commencer. La maladie s'était déclarée à l'hôpital. Non, c'était un chat qui s'était glissé dans le lit d'une sœur quelques jours auparavant. Quand on avait ouvert la cellule, elle était noire. Non, un maquignon avait passé la nuit à la taverne et il était parti. Ensuite un administrateur d'une ville de province avait expiré dans le même lit. La peste s'était dissimulée dans la fourrure d'un soldat croate. Elle avait été apportée par des marchands. C'était arrivé pendant la nuit. La veille encore, personne ne s'y attendait ; hier encore, le marché était vivant, le tribunal fonctionnait, les magasins et les ateliers étaient ouverts. Cette nuit-là, on avait trouvé un cadavre avec des taches noires. La peste était tapie dans l'eau sale. Elle arrivait par l'air pestilentiel.

Au matin, les autorités avaient essayé de dissimuler la nouvelle et de rétablir l'ordre. Il n'y avait plus rien à faire. Ce qui fut bientôt clair pour tout le monde. Une panique indescriptible s'empara de la population.

[...]

La confusion et la folie durèrent deux jours. Au matin du troisième jour, des soldats affluèrent par toutes les portes de la ville, accompagnés de capucins, de commissaires de la peste, de fonctionnaires, de volontaires et de détenus à qui on avait, pour l'occasion, donné une chance. Premier signe qu'on prenait les choses en main, de grandes croix blanches peintes à la chaux se mirent à briller sur les portes et les fenêtres de certaines maisons. Des nuages de fumée roulèrent dans les rues. On enfuma les maisons pestiférées avec du genévrier et on les aéra. On alluma des feux. On éleva des bûchers dans les cours, dans les jardins ou même devant les portes des maisons. Chiffons, meubles, vêtements, on jeta tout. Des huissiers fermèrent d'autres logis et les barricadèrent avec des planches. On vida quelques demeures le long de la rivière pour y installer des hôpitaux militaires. On réquisitionna des apothicaires et on les obligea à moudre des poudres et à préparer des potions. On conduisit les barbiers dans les bains publics pour accueillir les malades et les saigner de leur sang infecté. On isola les contaminés suspects, des détenus leur apportaient de la nourriture dans des paniers accrochés au bout de leur bâton.

Il semblait que les autorités allaient au moins circonscrire le désordre à défaut d'arrêter la meurtrière.

Drago Jančar,
La Fuite extraordinaire de Johannes Ott, éditions Phébus, 2020, pp. 328-330. Traduit du slovène par Andrée Lücke-Gaye.